C’était au lendemain du sinistre 13 novembre 2015. Dans le cortège des victimes de la folie terroriste, deux femmes et un homme allaient être enterrés à Saint-Germain-des-Prés, dont j’étais alors le curé. L’une des familles, ami de Jacques Gaillot, avait demandé qu’il puisse présider la célébration. Je ne connaissais jusque-là de l’homme que ce qu’une forme de bien-pensance nous avait enseigné : il était allé trop loin, avait pris trop de risque, et ce qui devait arriver lui était arrivé…
Il m’appela pour prendre rendez-vous : "Monsieur le curé, je serais heureux de faire votre connaissance si vous m’autorisez à officier avec vous dans votre église..." La voix est douce et presque timide. Lorsque je l’accueillais au presbytère pour préparer les obsèques, de son sourire d’enfant et d’une voix toujours aussi douce il commença par dire : "Vous savez, je ne suis pas le diable."
D’un coup, je me retrouvais misérable dans mes préjugés et dans mes préventions. En le voyant agir au milieu de la foule anéantie, devant les trois cercueils. En l’écoutant là, comme lors de nos rencontres par la suite, je compris assez vite que l’invraisemblable de ce que l’opinion convenue lui reprochait avec tant de dureté : c’était d’être "trop".
Oui, il avait pris trop de risques en parlant aux homosexuels comme on parle à des frères. Oui il avait été trop loin en acceptant de dialoguer avec des personnes dont on doit se méfier. Oui il était trop téméraire en partageant le sort de migrants, mal logés et autres parasites en faisant primer la charité sur une fausse prudence.
On ne saura jamais la vague de violence inouïe qu’il eut à endurer de la part de nombre de baptisés qui, souvent, anonymement le traitèrent avec mépris, et même haine. Il n’a pas été un évêque irréprochable, il reste un homme normalement pécheur et faible. Certains rappellent ses manquements dans la gestion de cas de prêtres pédophiles. Au moins n’a-t-il pas commis ces fautes par un souci de protéger l’institution mais, comme il le dit lui-même, par une charité fraternelle mal ordonnée. Ce n’est pas moins grave mais c’est sans doute moins pitoyable.
Son sourire était trop clair, sa voix, trop douce et sa sincérité trop grande quand il reprochait à l'Église d’être davantage préoccupée de sa cuisine intérieure et de la propreté de sa sacristie, que de la foule de ceux qui s’en estiment exclus ou qui cherchent tout simplement quel sens leur vie pourrait-elle bien avoir.
Mais n’est-ce pas finalement la destinée d’un prophète que de n’être pas reçu en sa famille ? Et n’est-ce pas la destinée de ceux qui sont "trop" d’être persécutés par la foule de ceux qui pensent être "assez" ? Souhaitons pour notre Église et pour notre société que des hommes et des femmes qui en font "trop", même maladroitement, tout en cherchant à s’ancrer dans une relation toujours plus forte avec le Christ et par amour des hommes, oui, souhaitons qu’ils soient de plus en plus nombreux !
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