C’est la question à laquelle tente de répondre 21 sénateurs depuis le 24 novembre 2021 dans le cadre d’une commission d’enquête. Au programme : le projet probable de fusion entre TF1 et M6, le regroupement de la presse locale ou encore l’appétit médiatique de grands industriels français tels que Vincent Bolloré, Patrick Drahi ou encore Bernard Arnault.
À travers de nombreuses auditions, d’experts, de patrons de presse ou d'actionnaires, cette commission, présidée par Laurent Lafon, sénateur centriste du Val-de-Marne, a justement pour mission d’évaluer le phénomène de concentration des médias. Aujourd’hui, c’est davantage le niveau de concentration qui impressionne car quelques grands groupes se partagent le paysage médiatique français. Le plus emblématique, Vincent Bolloré est à la tête de sa société Vivendi qui contrôle notamment Canal +, et toutes ses chaînes satellites, CNews, tous les magazines de Prisma Média et plus récemment Europe 1 ou le JDD après son arrivée dans le groupe Lagardère. Patrick Drahi, président d’Altice (SFR) a sous son giron BFMTV, Libération, L’Express, tandis que Bernard Arnault possède Les Echos, Investir, Le Parisien ou encore Radio Classique. À cela, s'ajoutent les banques comme par exemple le Crédit Mutuel avec le groupe EBRA qui réunit les quotidiens régionaux de l’est de la France.
Le niveau de concentration est donc assez inédit, mais le phénomène lui-même n’est pas nouveau, il a juste évolué. “Le premier mouvement de concentration date de la fin du XVIIIe siècle avec un entrepreneur de presse : Charles-Joseph Panckoucke. Il a contrôlé un grande partie des journaux de l’époque, mais avec l’accord de l’État” explique Alexis Lévrier, historien des médias et maître de conférences à l’université de Reims. “Par la suite, il y aura de grandes figures de patrons de presse comme Émile de Girardin au XIXe ou Robert Hersant au XXe siècle. Ce qui a changé aujourd’hui, et qui rend la situation un peu inquiétante, c’est que les nouveaux oligarques n’ont pas fait fortune grâce aux médias. Les médias ne créent plus de richesse considérable comme c’était le cas. Désormais, ce sont des outils d’influence. C’est pour cela que cela qu'ils suscitent de la méfiance”
Nous voulions créer un champion de la culture européenne et de la culture française
La question est donc posée : pourquoi des grands industriels investissent-ils dans un secteur si peu rentable ? “Ce sont des fleurons français” justifie Bernard Arnaud devant les sénateurs. “Ils sont, dans des domaines différents, irremplaçables, et c’est pour cela que le groupe LVMH a accepté de temps à autre de conforter tel ou tel titre” complète-t-il. Même discours du côté de Vincent Bolloré, lui aussi auditionné. “Nous avons commencé avec une stratégie claire il y a 20 ans” détaille le patron de Vivendi, “Le constat était de dire qu’il existe un vivier très important de contenu à partir de notre culture française et européenne et que face au soft-power américain et ses contenus tous similaires, nos contenus européens apportent une fraicheur extrêmement intéressante qu’il faut conserver et exporter. Nous voulions créer un champion de la culture européenne et de la culture française”.
C’est donc bien un agenda culturel et la protection d’un patrimoine qui est mis en avant par les deux industriels pour justifier leur intérêt pour les médias. Sauf que certaines approches inquiètent et posent de vraies questions concernant la pluralité de l’information. “Dans le cas de Vincent Bolloré, la tutelle est avérée et menace toutes les conquêtes du journalisme” s’inquiète Alexis Lévrier. En effet, le niveau d’interventionnisme de Vincent Bolloré dans les rédactions questionne. On se souvient notamment de la saignée opérée au sein d'ITélé, transformée en CNews et plus récemment celle de Europe 1. “Lorsqu’on regarde l’évolution de CNews depuis cinq ans : il n’y a plus aucun pluralisme interne et cette rédaction est au service d’idées profondément réactionnaires”.
Vincent Bolloré lors de son audition au Sénat le 19 janvier 2022
“C’est uniquement un projet économique” se défend Vincent Bolloré devant les sénateurs. "Le secteur des médias est le deuxième secteur le plus rentable dans le monde après le luxe" plaide-t-il, “notre intérêt n’est ni politique, ni idéologique mais purement économique”.
Ce sont bien les questions économiques qui ont ouvert la porte à un tel niveau de concentration. “Il y a d’abord une crise structurelle que connaît toute la presse depuis plusieurs décennies avec le passage au numérique” expose Alexis Lévrier. “Là-dessus, s’est ajoutée une crise conjoncturelle liée au Covid qui a encore fragilisé le modèle économique des médias. On a alors vu des acteurs historiques comme Lagardère (JDD, Europe 1, Paris-Match) et le groupe allemand Bertelsmann (Prisma Media, RTL, M6), se retirer. Lagardère est en cours de rachat par Bolloré, tandis que Bertelsmann s’est désengagé".
Les GAFA, aspirent, siphonnent et détruisent le modèle d'affaires des médias traditionnels
Autres dangers aujourd’hui pour les médias : les GAFA. “Ils aspirent, siphonnent et détruisent le modèle d'affaires des médias traditionnels qui repose pour beaucoup sur la publicité” analyse Nathalie Sonnac, spécialiste de l’économie des médias, professeure à Panthéon Assas et ancienne membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel. En cinq ans, TF1, canal, M6 et France télévision ont engrangé 6 milliards de recettes publicitaires contre 17 milliards pour Netflix en un an. Face à la fragilisation des acteurs historiques, elle n’est pas donc pas opposée aux mouvements de concentrations. “Je veux avoir un marché des médias que l’on considère comme une véritable industrie qui apporte de la croissance, de l’emploi, du PIB et de la valeur ajoutée” plaide-t-elle.
La question de la concentration des médias est donc un point en tension, car elle concerne un secteur atypique, mais qui se heurte à des réalités économiques. “Il y a deux angles différents qui doivent s’articuler : celui de la souveraineté culturelle, numérique et économique et celui du pluralisme et de la diversité d’opinion, car les médias sont des vecteurs de démocratie” résume Nathalie Sonnac
C’est tout l’enjeu de la création d’un géant français TF1 - M6 : avoir une entreprise qui aurait les reins plus solides face au GAFA. “Il faut des acteurs puissants pour exister” assure Nathalie Sonnac. Le paradigme pourrait donc se résumer ainsi : grossir ou mourir. Sauf qu’une question se pose : une telle fusion ne suffira pas à faire face à Google, faut-il alors sacrifier la pluralité sur l’autel de la concurrence lorsqu’on sait d’avance qu’on ne fera pas le poids ?
L’équilibre se trouve probablement entre pluralité et réalité économique et pour trouver ce point d’équilibre les chantiers sont nombreux. Le premier est la refonte de la loi de 1986 visant à réguler la concentration des médias. Elle est jugée unanimement obsolète par tous les observateurs. Elle ne prend même pas en compte le numérique par exemple. “C’est comme si après à l’introduction de l’électricité, on avait décidé de dépoussiérer les chandeliers. On a une loi qui n’est plus du tout adaptée au contexte actuel, elle prend l’eau de toute part” s’insurge une autre économiste des médias, Julia Cagé, devant les sénateurs. Elle est professeure d'économie à Sciences Po Paris, auteure avec Benoît Huet de "L'information est un bien public" (Seuil).
Il faut absolument repenser le marché de l’information
“Aujourd’hui, si on a une montée de Vivendi au capital de Lagardère médias avec une prise de contrôle de Paris Match et du Journal du Dimanche, vous avez deux hebdomadaires dont on peut reconnaître l’importance pour le pluralisme de la démocratie en France, qui ne sont pas du tout concernés par ce dispositif anti-concentration, car ce sont des hebdomadaires” détaille-t-elle.
Outre cette loi, “il faut absolument repenser le marché de l’information, car le découpage presse écrite, radio, télévision ne fonctionne plus” assure Nathalie Sonnac. Il s’agit aussi de renforcer l’indépendance des rédactions vis-à-vis de leurs actionnaires en multipliant les garde-fous. Après l’explosion de ITélé en 2016, l’adoption de la loi Bloche devait justement protéger les salles de presse. Sans grand succès jusqu’ici.
Aujourd’hui, il existe plusieurs pistes comme le recours aux fondations comme le font The Guardian au Royaume Uni, The Irish Times en Irlande ou Médiapart en France. Ce modèle est défendu par Julia Cagé. “Il y a trois raisons pour défendre les fondations : sortir les médias de la pure logique du marché, protéger le capital du média contre toute tentative de rachat d’un actionnaire, car la seule raison d’être de la fondation doit être de posséder et préservé son média, et enfin une gouvernance qui sépare ceux qui apportent le capital et ceux qui détiennent le pouvoir”. Quelles que soient les formes, l’idée d’avenir est donc bien de construit un mur entre les rédactions et les actionnaires.
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