Après les députés, Emmanuel Macron veut expliquer sa stratégie en Ukraine à tous les Français. Le président s’exprimera sur le soutien à l’Ukraine ce jeudi 14 mars au soir à la télévision, aux journaux de « TF1 » et « France 2 ». Lors de ces différentes sorties sur l'Ukraine, le chef de l'État a notamment tenté de réveiller le vieux principe de l’ambiguïté stratégique, en assurant qu’il n'exclurait pas l’envoi de troupes en Ukraine. Une sortie qui a reçu un accueil mitigé chez les alliés au point que les conseillers de l’Élysée font le service après-vente. Néanmoins, aujourd’hui le statu quo mondial repose en partie sur ce principe d’ambiguïté. Dans notre époque moderne, ce dernier s'appuie en grande partie sur un autre grand principe : la dissuasion nucléaire. Décryptage.
Emmanuel Macron a -t-il relu l’Art de la guerre de Sun Tzu ? C’est de ce maître chinois du VIe siècle avant notre ère que vient la théorisation du concept d’ambiguïté stratégique. Rien de nouveau sous le soleil donc, mais il semble que le Président français ait maladroitement tenté de ressusciter ce vieux principe militaire.
“C’est un concept essentiel à la conduite de la guerre et des conflits armés” estime d’emblée Héloïse Fayet, chercheuse au Centre des études de sécurité de l'Institut français des relations internationales. “Il s’agit d’un instrument politico-militaire d’influence stratégique pour essayer d’obtenir un avantage sur l’adversaire” complète Samuel Faure maître de conférences à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye.
L’ambiguïté stratégique, c’est le contraire de la ligne rouge
Le principe n’est pas compliqué. Il s’agit de faire douter l’adversaire sur ses intentions afin de se garder une marge de manœuvre. “L’idée est de ne pas indiquer clairement à l’adversaire qu’on va réagir de telle ou telle façon s’il franchit telle ou telle limites” précise Héloïse Fayet. “L’objectif, c'est qu’il reste dans l'expectative et qu’il se pose toujours la question de savoir à quoi il s’expose en fonction de telle ou telle attaque” ajoute-t-elle. “L’ambiguïté stratégique, c’est le contraire de la ligne rouge” résume l’ancien ambassadeur à Moscou Jean de Gliniasty.
En 2013 par exemple, Barack Obama s’était lui-même piégé en assurant que l’emploi d’armes chimiques par Bachar-Al-Assad en Syrie, contre sa propre population, constituerait une ligne rouge et conduirait à une réplique militaire. “Il y a eu des cas avérés d’utilisation d’armes chimiques, la France et le Royaume-Uni étaient près à réagir, mais les États-Unis se sont retirés de la manœuvre” rappelle Héloïse Fayet. “La ligne rouge a été franchie par Bachar-Al-Assad sans que cela soit suivi de conséquences et la crédibilité des États-Unis a donc été durablement affectée” conclut la chercheuse. Les États-Unis ont alors pêché par excès de clarté.
On ne commence pas un dialogue de force en disant ce qu’on ne fera jamais
L’histoire s’est d’ailleurs répétée sous une autre forme en février 2022, au début de la guerre en Ukraine, lorsque Joe Biden s’empresse de déclarer qu’il n’y aura jamais de soldats américains envoyés sur le terrain. “Vladimir Poutine perçoit immédiatement le surcroît de liberté de manœuvre que cela lui procure” écrit dans ses notes d'analyse, le colonel Michel Goya. “On ne commence pas un dialogue de force en disant ce qu’on ne fera jamais” , assure-t-il.
L’objectif de l’ambiguïté stratégique est à l’inverse de limiter la marge de manœuvre des autres belligérants en les gardant dans l’expectative afin de les pousser à ne rien faire. “On ne sait pas quand l’adversaire va réagir et donc on ne joue pas avec le feu” clarifie Jean de Gliniasty. “Par conséquent, l’ambiguïté stratégique fait, normalement, baisser la ligne de dangerosité” analyse-t-il.
Dans la pratique, pour maîtriser ce concept, il s’agit d’avoir les capacités militaires suffisantes pour être crédibles et faire douter l’adversaire. Mais sa réussite repose également sur l’art oratoire. “Dans un contexte de guerre, l’idée est de ne pas seulement jouer sur les ressources matérielles, vos chars, vos avions de combat, votre budget militaire, mais aussi sur des perceptions” décrit Samuel Faure. “C’est plus une affaire de rhétorique que de missiles” abonde Héloïse Fayet qui précise que la dissuasion “est éminemment psychologique et repose dans l’esprit de votre adversaire via le discours et la rhétorique”.
Cet exercice rhétorique prend toute sa place lorsqu’on aborde la question de la dissuasion nucléaire qui est intimement liée à celle de l'ambiguïté stratégique. À l’ère moderne, les capacités nucléaires décident largement du pouvoir d’ambiguïté. Sur cet échiquier, la doctrine de dissuasion nucléaire française repose sur la protection des intérêts vitaux. “Il y a cette idée qu’il ne faut jamais préciser quels sont les intérêts vitaux de la nation” précise Samuel Faure. “Si vous donnez des lignes rouges concernant vos intérêts vitaux, vous donnez un temps d’avance à votre ennemi”, assure-t-il.
“C’est le cas emblématique de l’ambiguïté stratégique” adhère Héloïse Fayet. “Les intérêts vitaux sont à la main complète du président de la République et le flou qu’il maintient permet à la dissuasion nucléaire française de fonctionner étant donné que l’adversaire ne sait pas à quel moment il est potentiellement en train de s’attaquer à un intérêt vital et que dans ce cas, il vaut mieux ne rien faire.”
La Russie est sur la même ligne, en justifiant dans sa doctrine l’utilisation du nucléaire par la menace de ses intérêts existentiels. Mais l’Ukraine peut-elle devenir un intérêt existentiel pour Moscou ? À l’inverse, Kiev est-il un intérêt vital pour Paris ? Quand est-il de Berlin, Stockholm ou Rome, qui ne sont pas des puissances nucléaires ? Seront-ils considérés comme vitaux par la France, s’ils sont, un jour, attaqués ?
Ces questions nagent dans l’ambiguïté stratégique. “La dimension européenne de la dissuasion française à toujours exister car même le général de Gaulle reconnaissait que la construction européenne et la proximité de ses voisins rendait impossible le fait que Francfort soit attaqué sans que la France ne le soit également” conclut Héloïse Fayet. Un adversaire qui voudrait s’en prendre à un pays voisin serait déjà dissuadé par l’OTAN, qui est une alliance nucléaire, mais également par la France et son ambiguïté stratégique.
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