L’Union européenne est finalement parvenue à s’entendre, lors d’un sommet extraordinaire, jeudi 1er février, pour débloquer une nouvelle aide de 50 milliards d’euros pour l’Ukraine. Depuis plusieurs mois, cette nouvelle enveloppe était bloquée par un pays, la Hongrie et par un homme, Viktor Orbàn. Durant plus d’une décennie, le Premier ministre hongrois a patiemment et savamment construit son image de trublion européen. Celle d’un réfractaire défendant une certaine idée de l’Europe, basée sur l’histoire de son pays, sur les valeurs chrétiennes qu’il estime être celles de l’UE et sur la notion de frontière.
Viktor Orbàn sait manier la realpolitik pour exister. Son blocage ces derniers mois à la nouvelle aide de 50 milliards d’euros pour l’Ukraine trouve d’abord sa source dans un chantage auprès de Bruxelles. Avant de finalement céder sous la pression de 27, le Premier ministre a utilisé l'aide à Kiev comme levier, conditionnant son soutien aux déblocages de certains fonds européens destinés à la Hongrie. Difficile de comprendre Orbàn sans comprendre ce réalisme politique qu’il utilise pour servir ses intérêts. Mais existe-t-il des raisons plus profondes pour expliquer sa position face à l’Ukraine ?
“Les relations entre la Hongrie et l’Ukraine sont notoirement mauvaises et ce n’est pas récent” rappelle Matthieu Boisdron, docteur en histoire contemporaine et rédacteur en chef adjoint du Courrier de l’Europe de l’Est. En cause : cette petite communauté magyarophone [NDLR : de Magyars, se rapportant au peuple hongrois] d’environ 100 000 habitants en Ukraine. Cette communauté est concentrée dans l'oblast de Transcarpathie, dans le sud-ouest du pays. “La Hongrie considère que l’Ukraine ne respecte pas suffisamment les droits nationaux de ses hongrois d’origine” explique l’historien. Cette pomme de discorde était d’ailleurs le point principal mis en avant par Orbàn en décembre dernier, pour justifier le véto hongrois à l’aide ukrainienne.
Aujourd’hui plus personne en Europe n’ignore le nom du chef du gouvernement hongrois
L’autre élément, c’est que depuis qu’il est arrivé au pouvoir en 2010, Orbàn a tourné son regard vers l’Est. “Il oriente sa diplomatie vers Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan” complète Matthieu Boisdron. “L’actualité percute donc ses choix politiques et diplomatiques” analyse-t-il. Pourtant, jusqu’en 2008, Orbàn était un farouche opposant au patron du Kremlin. “Il avait pris des positions très claires en s’opposant aux opérations militaires russes en Géorgie” rappelle notre historien.
Le rapprochement a lieu ensuite. Viktor Orbàn se rapproche de la nébuleuse poutinienne, recevant des financements et du soutien pour son retour au pouvoir qui aboutit en 2010, puis des accords en matière d’énergie. Mais ce n’est pas tout. “On néglige souvent le prestige personnel” avance Matthieu Boisdron.
Selon lui, “en parlant avec Poutine et Erdogan, Orbàn montre que le dirigeant de la petite Hongrie, 9 millions d'habitants seulement, est en mesure de dialoguer avec les plus grands et aujourd’hui plus personne en Europe n’ignore le nom du chef du gouvernement hongrois” développe-t-il. Et cela fonctionne puisque lors de ce sommet extraordinaire de l’UE, tous les dirigeants sont suspendus au bon vouloir du Premier ministre hongrois. Au-delà de l’intérêt personnel : il s’agit de faire exister la Hongrie. Et pour Viktor Orban exister, c’est proposer un modèle différent.
Or, le premier élément de différenciation prend sa source sur un malentendu européen historique selon le chercheur Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire des radicalités à la Fondation Jean Jaurès. “Une partie des peuples de pays de l’Est ont rejoint l’UE de façon assez enthousiaste”, explique-t-il. “Et ce n’est pas seulement parce que c’était un espace de libre concurrence et de libre circulation, mais aussi parce que c’était un modèle de valeurs telles que la démocratie, l’égalité, les droits de l’homme mais aussi le respect des identités”. Sauf qu’ils n’ont pas trouvé ce dernier point au sein de l’UE. “Ils considèrent que l’Europe est devenue une sorte de rouleau compresseur qui éradique les identités nationales et ça, ils n’en veulent pas” assure M.Camus.
En Hongrie, l’obsession identitaire s’explique notamment par l’histoire et le traité de Traité de Trianon signé en 1920, au sortir de la Première Guerre mondiale, et qui officialise la dislocation de l'Empire austro-hongrois. Le territoire hongrois se trouve alors amputé et “les hongrois ont l’impression d’une immense injustice” explique Jean-Yves Camus. “Ils veulent que leur identité et leur histoire spécifique soient reconnues car la Hongrie est le plus grand traumatisme historique de l’Europe des 27” assure-t-il
Cette clé de lecture historique est réelle, mais elle est largement instrumentalisée par le pouvoir en place, tempère l’historien Matthieu Boisdron. “Les hongrois ne décident pas en fonction du Traité de Tianon” plaide-t-il, “cela fait partie d’un récit, du message que veut délivrer Orbàn dans la Hongrie et l’Europe d’aujourd’hui”. Néanmoins, “cela accompagne un récit autour de l’isolat qu’est la Hongrie dans cette grande Europe et cela fait écho à une forme de détresse démographique [NDLR : la Hongrie perd des habitants], qui explique les positions d’Orbàn en matière d’immigration et de politique volontariste sur la natalité” reconnaît le chercheur.
En matière d’identité, Viktor Orbàn cherche à imposer sa propre lecture de l’Europe, qui repose sur certaines valeurs chrétiennes. “Pour Viktor Orbàn, les racines chrétiennes de l’Europe, c’est tout ce que nous aurions abandonné aujourd’hui, c’est-à-dire la famille traditionnelle, la religion, que nous ne pratiquons plus, les vertus chrétiennes que nous aurions remplacé par le consumérisme et le matérialisme” liste Jean-Yves Camus.
Selon l’observateur des radicalités européennes, “Orbàn a une vision, assez commune en Europe centrale et oriental, d’une Europe qui est celle d’avant la grande mutation vers des sociétés d’incroyance, de faibles pratiques, dans lesquelles le religieux n’imprègne plus la vie quotidienne des habitants et n’inspire plus les gouvernements”. Le Premier ministre hongrois pensait retrouver cette famille de l’Europe chrétienne en rejoignant l’UE. On en revient au malentendu.
Viktor Orbàn se place comme un défenseur des frontières de l’Europe face à la vague d’immigration massive qui vient de l’Orient
Matthieu Boisdron y voit plus du pragmatisme politique de la part de Viktor Orbàn. “C’est paradoxal, car dans les années 1980, lorsqu’il entre en politique, son parti le Fidesz est anticlérical et s’oppose à la restitution des biens de l’Église”, explique-t-il. “Néanmoins, la bascule s’opère très vite, car Orbàn comprend qu’il y a un espace politique à prendre à droite” complète-t-il. La défense des valeurs chrétiennes constitue pour lui un nouvel élément qui “accompagne la droitisation du discours et l’affirmation du conservatisme social qu’il veut incarner”.
C’est également sous ce prisme identitaire que peut se lire l’attitude d'Orbàn vis-à -vis de la question migratoire, qui a largement participé à forger son image de paria de l’UE. “Viktor Orbàn se place comme un défenseur des frontières de l’Europe face à la vague d’immigration massive qui vient de l’Orient”, explique Jean-Yves Camus. Là encore, le fait historique vient servir son récit, car “la Hongrie est un pays qui se situe sur la ligne de crêtes de toutes les attaques ottomanes qui à travers les siècles ont tenté de progresser vers l’Ouest”. Un élément qui compte la psyché de ces peuples qui se sentent responsables d’une frontière culturelle.
Cette recherche des racines de la position d’Orbàn en Europe ne doit pas être prise comme un absolu et une vérité unique. Il s’agit simplement d’un arc d’explication. Car l'attitude d’Orbàn est également guidée par des considérations plus pragmatiques, comme les aides européennes, l’accès à certaines ressources, le prestige et l’enrichissement personnel ou encore la soif du pouvoir. D’ailleurs de nombreux chercheurs pointent le fait que l’opposition orchestrée entre Budapest et Bruxelles est l’un des facteurs de la longévité d’Orbàn au pouvoir. Ce bras de fer est un carburant. “Lorsque Orbàn est confronté à des difficultés intérieures, il trouve des cibles à prendre à partie” confirme Matthieu Boisdron. Et l’Union européenne fait partie de ses cibles favorites.
Suivez l’actualité nationale et régionale chaque jour
RCF est une radio associative et professionnelle.
Pour préserver la qualité de ses programmes et son indépendance, RCF compte sur la mobilisation de tous ses auditeurs. Vous aussi participez à son financement !