Liège
Quand il s'est agi de sonder cinématographiquement les abysses de l'âme, d'arpenter ses zones de déchéances les plus noires, de draguer sans la moindre concession les bas fonds humains les plus malfaisants, les plus vermineux, les plus putrides ; le provocateur Abel Ferrara s'est révélé maître en l'exercice.
En cette qualité, il livre en 1992 "Bad Lieutenant", le film New-Yorkais ultime, doublé (selon Martin Scorsese lui-même) de la plus grande histoire de rédemption chrétienne du 7ᵉ Art.
Critique et décryptage de Jean-Marc Reichart.
Énième descente aux enfers d'un flic corrompu et drogué au sein d'un New-York crépusculaire, le scénario de "Bad Lieutenant" semble à première vue suinter le manichéisme alourdi par une noirceur excessive et racoleuse, si bien que dans le registre du sordide, rien ne nous sera épargné.
Voilà pourquoi la prise d'une latte de cocaïne sur la photo de la fille du protagoniste en pleine communion précède le viol sauvage d'une religieuse avec un crucifix ; tandis qu'un chantage sexuel traumatisant envers deux mineures côtoie le meurtre arbitraire et brutal de jeunes femmes, massacrées dans leur voiture. Cet enchaînement de scènes chocs se verra rythmé par de multiples prises de drogues réelles par les acteurs principaux (et, accessoirement, par le réalisateur), tous toxicomanes à l'époque.
Cependant, au-delà de ce premier degré frontal et glauque, volontairement sur-appuyé, se cache et travaille une épaisse couche de profondeur théologique.
Couche qui fera surface lorsque que le Pardon, de nature parfaitement impénétrable, s'offrira au grand jour par deux fois ; lui-même germe visible de la thématique première du film, à savoir : la rédemption.
Cohérent dans son traitement jusqu'au boutisme au point d'harmoniser radicalement le fond à la forme de son œuvre, Ferrara n'hésite pas à marcher dans les traces de Werner Herzog et William Friedkin lorsqu'il s'agit de faire tenir l'accident à la pellicule.
Ainsi, la plupart des scènes de rue sont filmées à la sauvette en l'absence totale d'autorisation. À nouveau : toutes les consommations de drogues du film sont authentiques.
Harvey Keitel, à fleur de peau, se sert de sa situation personnelle désastreuse de l'époque pour offrir une performance émotionnellement chargée dans le rôle de ce flic ripou anonyme. Il injecte une humanité complexe à un personnage intimement déchiré entre le bien et le mal, rendant ainsi sa lutte intérieure à la fois troublante et fascinante à observer, faisant de lui l'un des anti-héros les plus mémorables du cinéma.
Alors que Zoé Lund, comme rattrapée à posteriori par son rôle (et rendant un ironique hommage aux nombreuses réminiscences programmées du film), mourra en 1997 d'une overdose de cocaïne à Paris.
Le style documentaire finira par porter une estocade radicale à la fiction lors du dernier plan (fixe) du film, celui où de vrais passants s'agglutinent, curieux et effarés, autour d'un Keitel jouant le mort, gisant dans sa voiture à la vitre faussement ensanglantée.
En ce qui concerne le revirement spirituel du film, deux scènes clés sont à mettre en exergue.
La première correspond à la révélation du pardon de la religieuse envers ses violeurs. Un moment charnière qui agit comme un bain révélateur sur le personnage principal. Il est alors signifiant que cette incompréhension, de prime abord légitime, fasse office d'étincelle qui démarre le feu rédempteur dans l'âme de ce flic corrompu.
L'embrasement sera total, enfin, après la deuxième scène décisive : celle de l'apparition charnelle du Christ face au protagoniste. Le couvrant, tout d'abord, d'un tombereau d'injures, Keitel finit par s'agenouiller et supplier le pardon de Jésus, rampant même jusqu'à lui en un acte de contrition suprême.
C'est bien ici que l'histoire prend un autre tournant : celui de la transfiguration d'une fuite en avant mortifère en un rachat sacrificiel des péchés commis.
Par-delà le déterminisme inexorable de la situation ; c'est bel est bien un ultime acte de charité, tout à fait désarçonnant pour le spectateur, qui validera la rédemption comme passeport pour le Salut.
Hélas, malgré cette délivrance (trop tardive) et à l'instar d'un Gilles De Rais qui, en expiant ses crimes à Nantes, se voit absout par la justice divine, mais condamné par le tribunal des hommes ; Harvey Keitel n'échappera pas lui non plus aux conséquences physiques de ses actes.
Il demeurera en définitive un homme pardonné, mais puni, maudit et sauvé à la fois. Un être ralenti en pleine chute, mais fatalement rattrapé par l'inertie du Mal.
Ce Mal indétachable du sang et de la chair. Une bien pauvre chair, recouverte de salissures transcendantes et de souillure christique.
Découvrez plus de décryptages de films qui questionnent ou sont en lien avec la foi chrétienne dans L'Œil de dieu, une émission proposée par Laurent Verpoorten, coanimée avec Jean-Marc Reichart.
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