L’écriture de l’Histoire se fait depuis l’Antiquité, pourtant ce n’est que depuis le 19ᵉ siècle que les sciences historiques forment une discipline académique à part entière... Une ambition descriptive, explicative, mais amenant rapidement avec elle la question de la possibilité de, purement et simplement, montrer le passé « tel qu’il a été ». En parallèle, les débats autour des conditions de production du savoir à l’Université, ou de la valorisation et invisibilisation de certaines figures nous invitent à interroger la place des sciences historiques dans le dialogue entre l’Histoire et la Mémoire collective.
Aujourd’hui, le travail des historiens parcourt l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine. Ces recherches impliquent-elles une réécriture et une réinterprétation perpétuelle de l’Histoire ?
Avec les regards croisés de :
Justine Audebrand, docteure en Histoire médiévale, Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne
Déborah Dubald, maîtresse de conférences en Histoire des sciences et de la santé, Université de Strasbourg
Alexandre Dupont, maître de conférences en Histoire contemporaine, Université de Strasbourg
Les sciences historiques, un champ de recherche vaste et varié. Justine Audebrand est docteure en histoire médiévale. Elle travaille sur la famille et la parenté. Thèse sur les relations entre frères et sœurs entre le VIIe et le Xe siècle. Aussi : spécialiste du genre. Un vaste espace qui couvre globalement l’Europe de l’Ouest.
Alexandre Dupont est maître de conférences en histoire contemporaine à Strasbourg. Je travaille sur l’histoire politique du XIXe siècle, dans deux domaines principalement : l’histoire de la contre-révolution, l’histoire des internationalismes politiques. Je m’intéresse aussi beaucoup à l’histoire de la clandestinité politique et de la contrebande d’armes.
C. Déborah Dubald est maîtresse de conférences en histoire contemporaine des sciences, à la faculté de Médecine de Strasbourg. Elle est historienne des sciences : son travail consiste à faire de l’histoire de la façon dont on a cherché à expliquer le monde naturel. Elle travaille plus particulièrement sur l’histoire des objets et des matérialités.
Quelques exemples d’événements classiques très connus relus récemment dans les champs de recherche
Justine Audebrand : Charles Martel et la bataille de Poitiers en 732. Jusqu’à peu on estimait qu’il s’agissait d’un affrontement décisif entre « chrétiens » et « musulmans ». Charles Martel aurait mis un stop à l’expansion arabo-musulmane par une victoire éclatante à Poitiers. Une vision en réalité biaisée :
Les armées du califat omeyyade (empire arabo-musulman) ont conquis la péninsule ibérique en 711, en partie à la demande de l’aristocratie locale. En 732, le gouverneur de l’Espagne décide de mener une expédition au nord des Pyrénées. Mais ce n’est pas une armée d’invasion […] Il ne s’agit pas d’une grande bataille entre deux civilisations, voire pire, entre deux religions, mais bien d’un affrontement assez classique entre des acteurs politiques ambitieux.
Pourquoi alors le mythe s’est-il imposé ? Charles Martel lui-même profite de cette victoire pour se présenter comme un chef victorieux auprès du pape.[…] L’invention d’une bataille décisive est en réalité, comme souvent pour les mythes sur le Moyen Âge, une invention des Lumières.
Alexandre Dupont : La Terreur pendant la Révolution française n’a jamais existé : il s’agirait d’une invention ? C’est la conclusion à laquelle arrive dans ses derniers ouvrages le spécialiste de la période révolutionnaire, Jean-Clément Martin (en quelle année ?) La Terreur, dit-il, tout le monde en parle, mais personne ne sait exactement quand elle commence. C’est un terme forgé par les opposants à Robespierre, ceux qui l’ont mis en accusation et exécuté deux mois plus tôt. Cette notion de « Terreur » n’existe pas à l’époque : on n’en trouve pas trace dans les archives.
Il y a bien eu des violences, une surveillance renforcée, des lois d’exception pendant cette période ! Peut-être que le mot n’existe pas, mais les faits eux existent. Ils existent, c’est le travail de l’historien de les reconstituer, mais ils n’ont pas la signification qu’on leur donne.
La Terreur est avant tout un terme politique et mémoriel polémique, pas une réalité historique. Si on replace ces événements dans le temps et dans l’espace, ils perdent le caractère exceptionnel que leur donne la désignation de Terreur : la période napoléonienne est beaucoup plus meurtrière en comparaison !
Déborah Dubald : L'Histoire des sciences : discipline dédiée à la relecture de ce que l’on croyait savoir. Il n’y a pas une science mais des sciences, celles-ci sont le produit des sociétés.
Un exemple ? Celui des musées d’histoire naturelle. Humboldt a vécu de 1769 à 1859. Il est considéré comme une des plus grandes figures scientifiques allemandes et européennes.[…]. On peut faire apparaître une nouvelle histoire, en changeant de lunettes / de perspective pour laisser de côté Humboldt et Bonpland et voir…
Justine Audebrand : Je me suis intéressée à l’usage, par 7 femmes des Xe et XIe siècles, de titres au masculin.
Ex : document émis par l’impératrice Théophano, veuve de l’empereur Otton II et mère de l’empereur en titre Otton III. Le document date de 990. Théophano se fait appeler Gratia Divina Imperator Augustus, empereur auguste par la grâce de Dieu. + date : pas celle de son fils, mais celle de son propre règne. On pensait qu’il s’agissait d’une erreur de la part du moine manuscrit ayant travaillé à l’époque. Plus récemment, les historiens, ou plutôt les historiennes du genre, ont estimé que le document traduisait la masculinisation nécessaire des femmes de pouvoir : le pouvoir médiéval est en grande partie l’apanage des hommes et pour se faire entendre, une femme devrait jouer dans un registre masculin. C’est en partie vrai, mais il n’y a pas que cela : Théophano cherche à faire reconnaître son pouvoir.
Alexandre Dupont : Dans l’ensemble, l’intérêt de faire l’histoire de l’internationalisme royaliste et catholique au XIXe siècle, c’est que comme personne ou presque ne s’était penché dessus, on découvre beaucoup d’archives nouvelles, qui n’avaient pas été lues du tout jusque-là parce qu’on n’y prêtait pas attention. Exemple : Le Comte de Monte-Cristo.
Souvenez-vous : Dantès est en train de mettre en place sa vengeance, et décide de ruiner Danglard en faisant courir le faux bruit que don Carlos s’est évadé de Bourges et qu’il est rentré en Espagne, ce qui provoque une panique boursière et fait s’effondrer la valeur des titres de dette espagnole auxquels Danglard devait sa fortune.
Un épisode impossible à comprendre sans des recherches récentes en histoire européenne des royalistes qui permettent de situer ces événements comme ils devaient être compris à l’époque.
Déborah Dubald : Les planches d’herbier sont des documents très importants de l’histoire des sciences naturalistes. Ils peuvent servir à reconstituer le contexte de collecte de la plante. Ces objets-documents témoignent de pratiques. Aujourd’hui, on ne voit plus cette planche comme celle portant un spécimen, témoin de l’existence d’une espèce – et donc d’un savoir neutre sur la botanique. Au contraire, des recherches de provenance ont permis de relire cette planche.
En deux mots, Qu’est-ce que vos champs de recherche peuvent apporter à la compréhension du présent ?
Justine Audebrand : Je crois que le Moyen Âge est un monde très complexe et cela nous pousse à relativiser quelques évidences : il n’y a pas une opposition millénaire entre chrétienté et islam, le statut des femmes n’est pas le même tout au long de l’histoire et il n’y a pas de progrès linéaire (je suis persuadée qu’une femme du Xe siècle n’est pas plus opprimée qu’une femme du XIXe, c’est peut-être même l’inverse !). Montrer cela nous permet donc de mieux comprendre ce que l’on voit aujourd’hui : la place de l’islam ou des femmes, ce sont des constructions de nos sociétés, qui sont différentes de celles du passé et, espérons-le, de celles du futur.
Alexandre Dupont : Forcément, et malheureusement, mes thématiques de recherche résonnent assez fortement avec l’actualité, même s’il faut faire attention à ne pas commettre d’anachronismes.
Épique Époque,
Regards croisés et illustrés pour mieux comprendre les défis de notre temps :
une nouvelle série de podcast sur la science !
Des conférences réalisées par le Jardin des sciences de l'Université de Strasbourg un jeudi par mois, dans son Planétarium.
Tout au long de ce cycle de conférences, plusieurs spécialistes reviennent sur les grands défis de notre temps à travers un format inédit : des prises de parole d'une vingtaine de minutes chacune, suivies d'un temps d'échange, le tout illustré en direct par Hélène Bléhaut, et animé par Paul Fonteneau.
Vous avez loupé ces conférences ou n’avez pas pu vous y rendre ?
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