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Exploration de la musique dans les camps de concentration

Un article rédigé par Stéphane Dado et Jacques Galloy - 1RCF Belgique,  - Modifié le 17 juillet 2023
Les grands classiquesLa musique dans les camps de concentration - 1ère partie

La musique a eu une place particulière et pas assez connue dans les camps de concentration : propagande, rééducation, torture, réconfort ou divertissement. Stéphane Dado, musicologue, chargé de mission à l'Orchestre Philharmonique Royal de Liège et historien de la musique pour les alumni de l'ULiège, explore cet univers : "cette appropriation de l'expérience d'autrui nous donne la force de convaincre les générations qui n'auront plus droit aux témoignages de première main."

1ère partie1ère partie

Stéphane Dado, vous vous intéressez depuis quelques années à la musique des camps de concentration nazis, un sujet tout à fait méconnu qui est au cœur d’un livre que vous préparez depuis quelques années. Comment avez-vous pris connaissance de ces musiques dans les camps, un sujet très peu connu du public ?

En 2014, Michel Jaupart l’actuel directeur du War Heritage Institut m’a parlé de ce thème et m’a demandé de l’évoquer un an plus tard à bord du Train des mille menant 1000 jeunes de nationalités diverses à la découverte d’Auschwitz. Surprise d’imaginer que la musique qui incarne des valeurs si hautes eût pu être associée à des lieux génocidaires…

Pour quelles raisons l’Allemagne nazie a introduit de la musique dans les camps ?

Rappelons que les nazis ont été formés dans un contexte martial et militaire qui inclut d’office la musique. Il n’est dès lors pas étonnant de la voir apparaître également dans les camps. Elle est utilisée pour renforcer la discipline. Les sorties de commandos lorsque les prisonniers vont travailler à l’extérieur se font sur des marches militaires qui permettent de garder le rythme. Le retour dans le camp donne lieu à une recensement des prisonniers, qui défilent là encore en musique, par colonne de cinq pour être comptés sur la place de l’appel.

La musique apparaît aussi à la demande de commandants mélomanes qui souhaitent se faire plaisir lorsqu’ils ont connaissance de la présence de musiciens dans un camps. On sait d’ailleurs qu’avec le temps, ces musiciens joueront dans les maisons privées des commandants, toujours situées à l’extérieur du camp. Ils animeront leurs soirées de camaraderie, les soirées de départ d’un officier vers un autre camp et, dans d’autres cas, ils peuvent même donner des leçons privées. Ce fut le cas d’Alice Herz Sommer, une célèbre pianiste tchèque du ghetto de Terezín, qui doit sa survie pour avoir enseigné le piano aux enfants du commandant de camp.

Est-ce que cette musique dans les camps peut servir la propagande des nazis ?

C’est évident car il s’agit pour le Reich de rassurer l’opinion publique sur les traitements subis par les prisonniers dans les camps. Par exemple, dès 1933, à Oranieburg (camp ouvert en parallèle à Dachau), on organise des concerts avec un quatuor à cordes, retransmis à la radio. Les présentateurs ne se privent pas de signaler l’état de bonheur des musiciens qui pratiquent librement leur art. 

La propagande a pris une ampleur réellement considérable à Terezín, une ancienne forteresse de l’époque de Marie-Thérèse. Ce lieu a permis d’accueillir les déportés juifs de la haute société ayant un certain âge. On ne peut évidemment pas les astreindre vu leur âge aux travaux forcés et on ne peut pas les éliminer tous massivement sous peine d’éveiller les soupçons de la communauté internationale. Ils sont mis dès lors à Terezín que l’on fait passer pour une « station thermale ». C’est là qu’ils peuvent en toute sécurité « prendre leur retraite » et disposer d’activités. La ville va devenir une pseudo vitrine culturelle pour les Juifs du Reich. Elle dispose de plusieurs orchestres, d’ensembles de musique de chambre, de musiques légères (l’orchestre de Carlo Taube), de groupes de jazz (Ghetto Swingers). On y organise aussi des activités de musique ancienne. On y trouve même une société pour la promotion de la musique contemporaine. On y a donné pas moins d’un millier de concerts, entre 1941 et 1944 alors qu’au final, Terezín est un lieu de déportation parmi d’autres.  

On pourrait écouter de la musique jouée à Terezin ?

On va écouter un opéra pour enfant joué 55 fois sur place.

Ecoutons cet extrait de KRASA, Brundibar, final tiré du film « Le Führer offre une ville aux Juifs », réalisé par Kurt Gerron en 1944.

Ce qui est effrayant, c’est d’imaginer que ces enfants ont été envoyé à Auschwitz peu de temps après le départ des émissaires de la Croix-Rouge… Mais ils sont immortalisés dans cette bande sonore.

Enfin, il faut rappeler que la musique est utilisée très tôt dans les camps à des fins de rééducation des prisonniers politiques, pour leur redonner la fierté du sentiment allemand, et le goût du national-socialisme.

Comment parvient-on à rééduquer des prisonniers politiques en musique ?

Pour répondre à votre question, je me dois de rappeler, que les nazis ont toujours considéré que la « race » allemande avait été dénaturée au fil des siècles par mélanges ethniques et des influences culturelles extérieures. Ce sont ces mélanges qui mènent l’Allemagne à sa perte. Les nazis souhaitent dès lors le retour à une tradition germanique épurée de toute influence exogène. 
C’est dans le but de revaloriser une Allemagne culturellement et racialement pure que l’on diffuse dans les camps des musiques allemandes ou autrichiennes. Ces diffusions de musiques germaniques ont pour objectif d’éveiller l’élan patriotique et l’amour de la race que les opposants au nazisme rejettent. Il s’agit de les reconnecter avec leur identité germanique par la diffusion d’opéras de Wagner, de Symphonies de Beethoven, de Symphonies de Bruckner, propagés via la radio ou via un système de haut-parleurs installés dans tous les camps. On fait entendre aussi des marches militaires, des hymnes nazis à commencer par l’hymne officiel du parti national socialiste : le Horst-Wessel-Lied. 

Ecoutons cet extrait de WAGNER, Rienzi, Ouverture

Ces diffusions par haut-parleurs ont-elles pour seul but la rééducation politique ?

La rééducation politique est un aspect. Il est vrai aussi que cette agression sonore continue a pour objectif l’intimidation et le harcèlement des détenus. Ces musiques sont transmises abruptement et violemment à différents moments de la journée, souvent pendant les temps libres prisonniers. Parfois, comme à Buchenwald, on passe de la musique la nuit pour perturber leur sommeil. Ce harcèlement auditif continu fait partie du processus de déshumanisation classique des nazis. Il a pour but d’épuiser nerveusement et psychologiquement les détenus, déjà affaiblis par la pénibilité du travail en journée et par les conditions de détentions de leur camp. 

Le haut-parleur est aussi l’appareil qui vocifère les messages d’endoctrinement dans le camp. Il est la voix par excellence des camps et un symbole du pouvoir de propagande que les nazis ont acquis par le biais des technologies modernes. Le haut-parleur incarne en même temps la froide machine bureaucratique de l’organisation nazie. 

Dans son opéra Der Kaiser von Atlantis (écrit à Terezín en 1945), Viktor Ullmann en fait même un personnage à part entière.
En effet, dès les premières mesures de cet opéra, on entend un haut-parleur, placé en coulisse et chanté par une voix de baryton. Il vocifère un très formel « Hallo, Hallo ! » qui sera repris tout au long de l’œuvre, à la manière d’un leitmotiv. Ce haut-parleur signale d’entrée de jeu à l’Empereur de l’Atlantide – Hitler – que les habitants de son royaume sont tous morts et que leurs dépouilles ont été jetées, allusion directe du compositeur aux exterminations du Troisième Reich et à l’univers des chambres à gaz.

Ecoutons cet extrait de ULLMANN, Der Kaiser von Atlantis, début.

Est-ce que la musique pratiquée dans les camps constitue un corpus uniforme ?

Pas vraiment. La nature même des camps conditionne des usages musicaux différents. On n’interprète pas de la musique dans un camp de soldats (un Stalag) pour les mêmes raisons que dans un camp de travail comme Buchenwald, Dachau, ou Birkenau. La vie musicale dans les centres d’extermination comme Belcez, Sobibor et Treblinka implique des pratiques encore différentes : les musiciens jouent sur le quai de la gare pour amadouer des gens venus de toute l’Europe qui n’imaginent pas être exterminés dans la demi-heure.  Dans les ghettos où nous avons à faire à une population totalement isolée dans un coin de ville, ce sont les chanteurs de rue semi-professionnels qui s’imposent, à travers un important répertoire de chansons. 

Pourquoi les ghettos se concentrent sur l’art de la chanson ?

Écrire ou chanter des chansons est un moyen de faire circuler l’actualité du moment (on fait des news en chantant). L’ensemble de ces chansons constitue un matériau passionnant qui est le miroir de la vie quotidienne des Juifs dans les ghettos. Ces chants témoignent par exemple du rapport des Juifs à la prison, au travail obligatoire, ils parlent des relations avec la Gestapo, de la confrontation avec les autorités juives considérées souvent comme vendues à l’ennemi (Raim Rumkovski à Lodz)... 

Ces chansons sont aussi fort amusantes car elles ont un caractère satirique, elles sont d’une nature contestataire et subversive, ce qui explique leur interdiction régulière par la censure. 

La chanson est aussi un art facile pour la transmission. Tous les prisonniers ne sont pas capables d’écrire de la musique ; en revanche, presque tout le monde peut apposer de nouvelles paroles sur une mélodie préexistante (selon la technique multiséculaire du contrafactum). Les chanteurs de ghetto reprennent le plus souvent des mélodiques folkloriques juives anciennes. Mais aussi beaucoup de mélodies de tangos, très à la mode à l’époque, car leur tonalité mineure et leur aura mélancolique inspirent les auteurs-compositeurs des ghettos.  On reprend aussi des mélodies soviétiques connues et faciles à fredonnent sur lesquelles on appose de nouvelles paroles.  Parfois évidemment, les compositions sont originales comme dans le cas de Mordechai Gebirtig. 

C’est un menuisier, musicien et poète amateur de Cracovie. En 1938, il écrit Es Brendt, une chanson qui s’inspire d’un pogrom en Pologne. Elle raconte l’apathie des spectateurs face à l’incendie d’un shetl (village juif). Cette chanson devient rapidement le chant de résistance du ghetto de Cracovie. On la chante encore lors des commémorations de la Shoah. Elle est interprétée ici par Emma Lazaroff Schaver, la première artiste de l’histoire à enregistrer dès 1947 des chansons de camps et de ghettos.

Ecoutons cet extrait de Mordechai Gebirtig, Es Brendt.

Est-ce que ce type d’exécutions est vraiment conforme à ce qui se pratiquait dans les ghettos ?

Pas vraiment. On a souvent des interprétations fort éloignées des musiques originelles. Pour une raison simple : les interprètes sont tentés de sensationnaliser le chant d’origine en le noyant dans un flot d’émotions et en le théâtralisant à outrance, sous prétexte que le propos relate les horreurs de la vie concentrationnaire. Parfois le matériau originel est enrichi d’une orchestration ample et de chœurs fournis. Cette surcharge sonore est naturellement éloignée des versions d’origine. Comme pour la musique ancienne, les musiques concentrationnaires doivent être abordées à travers une méthode musicologiquement informée, sous peine de faire entendre au public des œuvres qui n’ont jamais existé.   

On parle souvent d’orchestres dans les camps de concentration. De quoi s’agit-il en fait ?

Dès l’ouverture des camps en 1933, on constate la présence d’ensembles composés de quatre à six musiciens amateurs qui jouent sur ordre du commandant, sans que cela ne soit déjà des orchestres. Jusqu’en 1938, ces ensembles sont composés surtout de musiciens tziganes (à Buchenwald, à Mauthausen). Les Tziganes, faut-il le rappeler, comptent parmi les premiers occupants des camps. Leur niveau de performances est assez médiocre. Les Tziganes sont des virtuoses de l’improvisation mais ils sont incapables de suivre une partition et n’arrivent pas à lire les marches allemandes imposées par les nazis. Beaucoup sont d’ailleurs punis parce qu’ils interprètent mal ces musiques.

Ces ensembles vont-ils s’améliorer avec le temps ?

Il faut attendre la fin des années 30 et l’arrivée de déportés venus de territoires récemment annexés par les nazis – la Pologne, la Bohème et la Moravie – pour que naissent dans plusieurs camps des orchestres composés de vrais musiciens classiques, souvent d’origine juive. En 1942, les choses vont prendre une nouvelle tournure puisque le Reich demande la création officielle d’orchestres dans les camps. Cela permet de régulariser l’existence des orchestres formés clandestinement comme à Dachau ou à Mauthausen et favorise la création volontaire d’orchestres dans d’autres camps comme à Neuengamme, Auschwitz I ou Birkenau. 

L’intérêt croissant des nazis pour les orchestres dans ces camps n’est pas déterminé par une soudaine envie de musique. Vers 1941-1942, l’Allemagne a de plus en plus besoin de main-d’œuvre. Les camps ne sont plus seulement des lieux de détentions mais des réserves de travailleurs gratuits et inépuisables qui contribuent à l’économie du Reich. Le fait d’améliorer la condition de vie des détenus, même de manière marginale avec de la musique, permet d’en augmenter le rendement. C’est l’une des raisons par exemple qui font qu’on aura des concerts dans certains camps afin de distraire les prisonniers les plus utiles et les gardiens du camp qui écoutent la musique aux côtés de leurs victimes.

On va écouter un fox-trot composé par Artur Gold  Chodź na Pragę, durant l’entre-deux-guerres.

Artur Gold est devenu le chef de l’Orchestre du camp II de Treblinka et a repris ce répertoire lors de concerts donnés avec son orchestre le dimanche après-midi. 

À quoi ressemblent les orchestres durant la guerre ?

Ils sont plus fournis en musiciens à partir de 1942. Ils comptent de 30 à 40 instrumentistes en moyenne, principalement des instrumentistes à vents et à cordes. Certains sont plus étoffés. L’orchestre de Dachau compte 50 musiciens en 1942, celui de Mauthausen dispose de 60 musiciens en 1944. L’orchestre d’Auschwitz I est composé de 100 membres. Le même camp dispose d’un ensemble de cuivres de 120 musiciens. En 1945, Buchenwald jouit d’un orchestre symphonique de 116 musiciens (32 vents et 84 cordes).

Y-a-t-il un orchestre qui fut plus réputé que les autres ?

Oui et c’est un orchestre de femmes. Tous les orchestres dont je vous parle étaient constitués d’hommes excepté à Birkenau où l’on retrouve l’unique phalange féminine de l’histoire des camps. 

Il a été créé en 1943 par une Polonaise. Il devient l’orchestre de camp le plus réputée du Reich le jour où une certaine Alma Rosé va en prendre la direction. Violoniste et chef d’orchestre réputée dans les années 30, Alma Rosé n’est autre que la nièce du compositeur Gustav Mahler. C’est une femme d’une exigence suprême qui va tenter de recruter le plus de musiciennes pour sauver des vies. Elle dirige l’Orchestre pendant huit mois, jusqu’à sa mort, le 4 avril 1944. 

Elle parvient à obtenir des autorités nazies que ses musiciennes ne travaillent pas dans les commandos, une fois leur service musical terminé. En compensation, elle fait répéter ses musiciennes entre 6 et 8 heures par jour. À force de labeur, son orchestre atteint une qualité remarquable dont la réputation gagne toute l’Allemagne nazie. On apprécie son répertoire varié comprenant près de 150 œuvres de l’époque dont des valses de Strauss, mais aussi des airs d’opéras italiens (Madame Butterfly), des ouvertures de Franz Lehár ou de Rossini, la Marche militaire de Schubert, la Rêverie de Schumann, la 5e Danse hongroise de Brahms. Les dignitaires nazis en visite à Birkenau ne peuvent manquer d’assister à un concert de l’Orchestre d’Alma Rosé. Il a tenu 18 mois et compté 56 musiciennes de 13 nationalités différentes dont 3 juives de Belgique. 

Ecoutons ce morceau de Vittorio Monti, Czardas. 

Ces orchestres avaient-ils la qualité de ceux de nos salles de concerts ? 

Les conditions d’exécutions de la musique dans les camps furent sommaires ; la qualité des instruments s’avérait médiocre, les musiciens n’étaient pas en mesure de respecter l’instrumentation d’origine — faute de disposer de tous les instruments d’un orchestre –, les acoustiques étaient inadaptées, le niveau d’exécution faible (les musiciens professionnels restaient minoritaires). Pour ce qui est des chanteurs, l’émission de leur voix était perturbée par la pénibilité et les pressions psychologiques. Il est impensable d’imaginer aujourd’hui l’écoute de ces musiques dans leurs conditions d’interprétation originelles. 

Selon Simon Lask, le chef de l’orchestre d’hommes de Birkenau, dans la vie, il y a la musique de manière générale et puis il y a la musique des camps de concentration que l’on peut appréhender comme un miroir déformant. 

Musique dans les camps - 2e partie

 

Les grands classiquesLa musique dans les camps de concentration - 2ème partie

2ème partie de l'émission 

Podcast: La musique dans les camps de concentration - 2ème partie

Quelles sont les différentes manières de faire de la musique dans les camps ?

Méthodologiquement, il est important de distinguer deux types de musiques. D’une part, la musique imposée aux prisonniers par les SS. Les musiciens se soumettent à des exécutions forcées, sous peine d’être frappés ou exécutés. Il y a ensuite les musiques que les détenus pratiquent pour eux-mêmes dans leurs baraquements, de manière volontaire, mais dans le plus grand secret. C’est dans ce contexte que pas mal de compositions verront le jour. On sait que pas moins de 8000 œuvres ont été composées dans les différents types de camps, tous genres confondus. 

On peut peut-être aborder ces deux catégories et commencer les musiques imposées aux détenus  

Outre le fait de jouer dans le cadre de la journée de labeur des prisonniers, à la sortie et au retour des commandos de travail, au moment du recensement sur la place de l’appel, il y a bien d’autres circonstances obligatoires qui impliquent le recours à la musique. Les concerts organisés les dimanches après-midi, seul jour de repos de la semaine pour des questions de rentabilité du travail. Ces concerts ont lieu dans les baraquements, en hiver, et sur la place de l’appel - en plein air - l’été. On joue lors d’une fête officielle (l’anniversaire d’Hitler, le 20 avril) ou à l’occasion de la visite de hauts dignitaires du parti. À Auschwitz, la venue de Heinrich Himmler, le chef de la police allemande, s’effectue au son des trompettes d’Aida.

Ecoutons VERDI, Marche triomphale.

On joue lors des divertissements privés des nazis, dans leurs appartements privés, parfois pour leur plaisir personnel. On joue dans les bordels des camps, souvent des musiques interdites par le Reich comme le jazz (qui favorise les rapports sexuels par son caractère lascif). Les musiciens jouent sur le quai à l’arrivée des trains lors du processus de sélection afin de canaliser les angoisses éventuelles de la foule lors de la séparation des familles entre ceux qui iront travailler dans le camp et ceux envoyés dans les chambres à gaz. La musique sert aussi pendant les punitions, les châtiments corporels, les mises à mort. Les orchestres sont là pour couvrir les cris des condamnés à mort. Il arrive aussi que les musiciens fassent de la musique à l’entrée des chambres à gaz. Ce fut le cas du joueur d’harmonica Schmuel Gogol qui pratiqua un jour son instrument tout en voyant des membres de sa famille rentrer dans les chambres. Il ne put pas leur dire adieu  sous peine de trahir sa hiérarchie. En 1990, Gogol est revenu à Auschwitz et a interprété « My Shtetele Belz » (ma ville Belz), une célèbre mélodie yiddish qu’il avait maintes fois jouée devant les chambres à gaz.

Ecoutons Schmuel Gogol, My Shtetetele Bel.

Selon les différents témoignages que vous avez pu retrouver, la musique est aussi utilisée dans un contexte de torture ou de scènes sadiques. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Les nazis souffrent de mégalomanie raciale et se considèrent comme supérieurs au reste du monde. Ils sont incapables de toute empathie à l’égard d’autres groupes ethniques. Leurs comportements antisociaux se caractérisent par des actes de violence décomplexés. Ces actes peuvent être accompagnés de musique. La torture en musique déshumanise les prisonniers tout comme elle offre aux bourreaux un divertissement impromptu, elle amplifie leur puissance et leur pouvoir.
Leur jouissance grandit lorsqu’ils imposent à leurs victimes des chants qui reflètent la situation personnelle de ces personnes ou leurs caractéristiques ethniques. On a demandé à des Juifs d’entonner des chants antisémites pour offenser leurs croyances personnelles et provoquer l’hilarité chez les nazis. Cela répond à un sadisme à motivation raciale.

Parfois, les paroles d’un chant prennent une allure ironique dans certaines scènes d’humiliation. Le grand musicien klezmer, Leopold Kozłowski- Kleinmann (1918-2019) a rappelé que lorsqu’il était dans le camp de travail de Kurowice (près de Łódź), les nazis l’ont volontairement affamé trois jours durant et l’ont convié à un banquet en le mettant tout nu, sans lui laisser la possibilité de toucher aux mets. Il a dû chanter pour eux une chanson à la mode de Lale Andersen dont le refrain est « Tout passe, tout suit son cours ; chaque mois de décembre est suivi d’un mois de mai. Tout est magnifique, tout n’est que bonheur. ». Ce serait comme faire chanter « Tout va très bien, Mme la marquise ».  

Ecoutons Lala Andersen, « Es geht alles vorüber, es geht alles vorbei, auf jeden Dezember folgt wieder ein Mai ».  

À côtés de ces pratiques forcées dont on mesure le caractère parfois tragique, il y a des exécutions musicales plus spontanées et libres ? Pouvez-vous nous en parler ? 

Dès 1933, les prisonniers pratiquent de la musique de leur propre initiative dans leurs baraquements. Ces séances s’organisent en petit comité. Les musiciens qui prennent part à ces manifestations sont souvent des amateurs formés dans les mouvements de jeunesse ou les mouvements de travailleurs. Leurs répétitions sont entravées par la mauvaise condition physique de certains, par les déportations régulières qui vident les rangs, par les différences linguistiques. Tous craignent d’être surpris dans l’exercice d’une activité prohibée et pratiquent la musique dans le plus grand secret et de mémoire pour ne pas laisser la moindre trace. 
À quelles occasions entend-on de la musique dans les baraquements ?
Lors des célébrations privées improvisées, organisées par les musiciens à l’occasion de l’anniversaire d’un détenu ou de la libération prochaine d’un prisonnier (Barackenabschiedsfest). Lors des célébrations à caractère politique. Une fête du 1er mai ou à l'anniversaire de la mort de dirigeants syndicaux célèbres. À Börgermoor, le 7 novembre 1933, on a célébré le 16e anniversaire de la Révolution d'Octobre en chantant L’Internationale. D’autres chantent des chants de partisans, ou des chansons antinazies. Ces manifestations permettent une forme de résistance et soudent les détenus politiquement entre eux.
Peut-on en écouter un exemple ?

On peut écouter le chant des partisans lituaniens :  Zog nit keynmol [Ne dis jamais que c’est l’issue fatale] composé dans le ghetto de Vilnius par Hirsh Glik. Tous les résistants Juifs de Lituanie le connaissaient et se sentaient unis en l’interprétant dans leurs baraquements.

Je vous propose ce morceau: ZOG NIT KEYNMOL, par Emma Lazaroff Schaver.

On vient d’entendre une chanson politique. Il y a aussi des chants qui soudent les communautés nationales. Les Russes, les Polonais ou les Tchèques se soutiennent en interprétant leurs musiques folkloriques, parfois jusqu’au seuil de la mort. Des Français ont été exécutés à Auschwitz en chantant la Marseillaise. Des Juifs ont péri au son de l’« Hatikvah », un chant qui deviendra, en 1948, l’hymne national de l’État d’Israël. Le chant national donne en fait le courage de mourir en bon patriote.

La musique est aussi exécutée dans le cadre du culte. Elle a le pouvoir de renforcer la foi des croyants. Si musique sacrée il y a, elle est interprétée dans le plus grand secret car les rites religieux sont interdits pour les Juifs ou les Témoins de Jehova. 
Les catholiques ont parfois droit à des exceptions comme à Dachau. Le rituel s’y effectue de manière libre. Et même en musique. Le camp dispose même d’un prêtre bénédictin qui est compositeur, le père Gregor Schwake, et qui fut l’auteur en septembre 1944, d’une Messe de Dachau. 

Ecoutons Gregor Schwake, Messe de Dachau, Benedictus.

La musique peut-elle apporter du réconfort aux prisonniers ?

Bien sûr, et c’est particulièrement le cas dans les camps où se trouvent des enfants comme à Ravensbrück ou à Terezín. La musique leur procure une aide psychologique évidente. On a conservé les chansons de la conteuse et compositrice Ilse Weber, une Juive de Prague, qui a publié avant la guerre des contes juifs et des petites pièces de théâtre pour enfants. En 1942, elle est déportée à l’âge de 39 ans à Terezín et travaille comme infirmière pour les enfants du ghetto. Elle leur apprend à jouer de la guitare et de la mandoline. Elle a composé quelques mélodies et surtout des berceuses conçues sur ses propres poèmes où elle relate toute la misère du ghetto. Très simples d’allures, ces berceuses ont un caractère hypnotique véritablement apaisant.

Ecoutons Ilse Weber, Wiegala.

J’aimerais à présent faire entendre à vos auditeurs un chant pratiqué directement par des enfants. Je l’ai recueilli en juin 2015, à Lille, chez Lili Leignel, une déportée arrivée à Ravensbrück en 1944, à l’âge 11 ans. Lili est dans le même block que Geneviève de Gaulle, la nièce du général de Gaulle. Sa chef de chambrée inventait pour elle et ses camarades des chansons qui apaisaient leurs peines. Elles ont repris ensemble la chanson « Je chante » de Charles Trenet (un succès de l’année 1937) et lui ont accolé de nouvelles paroles écrites collectivement. Cette chanson est particulièrement émouvante car elle décrit la vie pénible de ces jeunes filles obligées de supporter la sirène, de se lever en pleine nuit, de manger et boire des denrées infectes en attendant d’être libérées par le Général de Gaulle. 70 ans après, Lili s’est souvenue encore de ce nouveau texte qui lui permettait d’exorciser la douleur et la souffrance du camp. J’ai pleuré en entendant pour la première cette musique. J’avais le sentiment d’avoir découvert un trésor caché du patrimoine mondial de l’humanité.

Ecoutons Lili Leignel, On souffre. 

Après ce morceau très émouvant qui est l’expression d’une pratique intimiste, pouvez-vous nous dire si les musiciens organisent aussi des spectacles ouverts à tous ? 

On peut avoir ce type de manifestations à la veille de Noël ou pour le Nouvel An. Les musiciens sont autorisés à organiser des spectacles conçus selon une succession de sketches avec les traditionnelles revues de cabaret, avec de la variété, des animations de cirque. Ces spectacles parlent essentiellement des problèmes et des chagrins des prisonniers. Ils critiquent la pénibilité de la vie d’un camp et se moquent subtilement de la nature primitive des gardiens. Tous les détenus peuvent y assister. 

Même s’ils exercent une certaine censure, les nazis tolèrent ces soirées afin de lâcher un peu de lest. Ils assistent eux-mêmes à ces distractions où la caricature se fait parfois à leur dépend. 

À Buchenwald, les prisonniers ont créé un petit opéra intitulé Les Habitants de la maison de Buchenwald ou la Guerre des poux de Waldburg. Il raconte la bataille des prisonniers contre l’invasion des poux, ces poux ne sont rien moins qu’une allégorie à peine voilée des nazis. 
Le spectacle le plus extraordinaire que l’on ait conservé a été écrit au cours de l’hiver 1944-1945 par l’ethnologue française Germaine Tillion, elle-même déportée à Ravensbrück. Cachée dans une caisse en carton, elle a conçu le texte d’une opérette-revue intitulée Le Verfügbar aux enfers, élaboré avec d’autres prisonnières en détournant les paroles d’airs d’opéras ou de chansons connues. 

Le Verfügbar aux enfers est aussi une sorte de revue originale : une conférencière décrit de manière scientifique les conditions de vie effroyables et la déshumanisation dans le camp. Tout se dit de manière irrévérencieuse. Tout est fait pour narguer les nazis par le rire. L’esprit de résistance et de révolte y triomphe. L’humour en musique leur a pourtant permis de tenir le coup, quand bien même cette irrévérence féroce aurait pu valoir à Germaine et ses codétenues le cachot ou la mort.  

Ecoutons Germaine Tillion, Le Verfügbar aux Enfers, Notre sex appeal.

Stéphane Dado, nous arrivons au terme de cette émission. On pourrait encore parler du statut privilégié des musiciens (qui a permis à la plupart de survivre), de l’impact psychologique positif ou négatif de la musique sur les prisonniers, de ce que les musiciens sont devenus après leur libération. Toutes ces questions seront abordées dans votre livre… Comme vous nous avez déclaré qu’un nombre incroyable de musiques a été écrite dans les camps, quelle est pour vous celle qui vous semble la plus remarquable ?

Pour moi, ce serait le Quatuor pour la fin du Temps pour violon, violoncelle, clarinette et piano, d’Olivier Messiaen. C’est un chef-d’œuvre absolu, même hors contexte concentrationnaire. Cette musique est d’une élévation telle qu’elle nous fait comprendre comment la composition a permis à Messiaen de survivre dans le Stalag VIIIa de Görlitz. Cette musique montre comment un homme réussit à faire abstraction de la dure réalité du quotidien pour se plonger dans une œuvre où toute l’inspiration est profondément mystique. On le sent pleinement tourné vers Dieu. Et je propose à vos auditeurs de terminer sur cette œuvre d’une spiritualité très profonde. 

Ecoutons Olivier Messiaen, Quatuor pour la fin du Temps

Concert dans un camp, dessin de François Reisz

 

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