"Ne pas plaire à tout prix" mais « faire entendre une autre musique » :c'était la conviction de JF Kahn quand il a lancé une folle souscription pour créer, en 1984, un nouvel hebdo : L'Evénement du Jeudi.
« En 1984, il y a 38 ans, je change de vie. De rythme de vie. D’espace de vie. Et de statut »
" L’histoire d’amour avec les médias, des autres, c’est fini. Il faut qu’il sortir du cadre" affirme celui qui est en train de devenir alors un patron de presse "par double nécessité, personnelle mais aussi collective civiquement collective ». Un pari fou mais qui s’impose à lui, malgré le manque de moyens et d’appuis.
Bien sûr il y a son expérience journalistique. C’est énorme mais il y a aussi tous les impératifs de la gestion « ce pour quoi à priori il n’était pas fait »
.1984 , naissance de L'Evenement du Jeudi ; 1997, lancement de Marianne : Aujourd'hui Jean-François Khan reconnaît des erreurs commises dans les analyses de ces s deux journaux qu’il a créés. Des « fiascos » même, dit-il. Mais son équipe de journalistes et lui ont quand même eu raison « très, très souvent , ce qui se pardonne difficilement »dit-il.
Un journal différent
Pour JF Kahn, un journal d’information, de réflexion et de culture ne peut se fonder que sur un contrat moral avec le lectorat. En 1983, il se rend compte que le public est prêt : il vient en nombre à ses conférences, en attente « d’autre chose ». Si bien que lorsqu’il ouvre une souscription pour la création de l’Evènement du Jeudi, ce sont 20 000 et même 30 000 promesses de dons qui sont recueillies ! Reste à trouver la banque qui formalisera le tout. Ce sont alors des refus en chaîne. Jusqu’à ce qu’André Azoulay, au nom de la liberté d’expression, lui ouvre les portes de Paribas.
Finalement ce sont 40 journalistes d’expérience qui rejoignent l’aventure, venus de tous les horizons, dont Jerôme Garcin, Nicolas Domenach, Anne Andreu et Odile Grand, Jean-Paul Kauffmann, Frédéric Ploquin, Patrick Séry, Olivier Drouin ou encore Pierre Péan.
Autant de personnalités engagées et qui excellent dans leurs spécialités respectives.
Le 8 novembre 1984, dans le bonheur général, sort le premier numéro de l’Evénement du Jeudi. « Même si, avec le recul, ce numéro est sans doute le plus mauvais que nous ayons commis », estime JF Kahn.
Le succès est immédiat !
Etre journaliste à l’Evenement du Jeudi ou à Marianne
Le petit nombre de journalistes des débuts de l’Evénement du jeudi (par rapport à ses concurrents potentiels ! ), est vécu par son patron, comme une chance de réactivité et d’agilité dirait-on aujourd’hui.
Il faut éviter la spécialisation à outrance de chaque journaliste qui peut tourner à l’enfermement voire à l’aveuglement selon JFK. Pas de chef qui distribue les sujets. Et tout le monde écrit, avec l’implication que cela suppose dans la construction du journal.
Exit aussi l’expression « journalisme d’investigation » : un pléonasme inutile, voire honteux pour la profession. Le Journalisme avec un grand J, reste le journalisme de terrain, parfois dangereux, comme l’a vécu Jean-Paul Koffmann parti au Liban pour l’EDJ et pris en otage par des terroristes à Beyrouth en 1985. Un autre hommage est rendu au grand reporter pour l’EDJ, Philippe Lançon, qui a couvert la guerre en Irak en 1991.
Le concept de « pensée unique » inventé par JK Kahn (et qui lui sera resservi en retour) , exprime la nécessité d’un journalisme qui refuse l’unanimité médiatique, jusqu’aux expressions partagées par des opposants politiques. Mais…. « C’est la mode Coco » !! C’est ça qui lui pose problème.
Jean-François Kahn a été mis en examen plus de 200 fois. Ce fut peut être un moyen de fragiliser son journal commente-t-il. Il fut notamment incriminé par Jacques Médecin, ancien maire de Nice, Alain Delon, Johnny Hallyday, Jean-Christophe Mitterand, la Sonacotra, Serge Dassault , Charles Pasqua ou encore le couple Balkany.
Il ne s’insurge nullement contre les procès de presse. Il faudrait cependant que « le journaliste bénéficie plus largement de la suspicion de véracité des faits qu’il rapporte avec sérieux, même sans la preuve décisive, mais qu’il soit condamné plus rapidement, et éventuellement, plus sévèrement, quand la preuve de diffamation réelle et de la mauvaise foi est clairement établie. » (p. 126)
Après dix années à l’EDJ, JFK décide de passer la main à Jérôme Garcin et Albert Du Roy. Il est gagné par l’angoisse de « l’enlisement dans une normalité répétitive » (p.299).
Mais deux ans plus tard l’idée de Marianne s’impose à lui. C’était en 1996. « Il fallait se faire le relai de sensibilités qui ne trouvaient médiatiquement aucun écho.. Il ne s’agissait plus de faire un journal différent mais d’exprimer une différence »(p.307). Et il sera compris par des amis qui ont aidé financièrement à la naissance du journal, même s’ils ne partageaient pas les idées qu’il voulait défendre. « Et quand les événements confirmèrent spectaculairement la perspicacité de nos interventions, je subodore qu’on nous en voulut encore . » (p.356)
Pourquoi Victor Hugo entre l'Evénement du jeudi et Marianne ??
Entre deux ouvrages, l’un « très moyen" (Et si on essayait autre chose ) et " un autre parfaitement nul" (Les Français sont formidables) , il a consacré 3 années de labeur ininterrompu à la rédaction non pas d’une biographie de Victor Hugo mais à une exploration des cinq années charnières de son existence , "qui le virent devenir un autre " (p.129-130). Une métamorphose liée à une prise de conscience de l’écrivain élu à l’Assemblée constituante en 1848 : son camp, la droite, revient sur ses promesses électorales. Alors que Hugo a soutenu le futur Napoléon III à la candidature présidentielle, il est vite déçu par lui et il bascule : « Après le raz de marée de droite, il va camper à gauche puis à l’extrême gauche. … Et il va aller vivre presque vingt ans sur un rocher au milieu de l’Océan ».(p.134)
Cette vie au jour le jour de ces ces 5 années Hugoliennes, se traduira par un ouvrage de 600 pages plusieurs fois réimprimé, dont la dernière version est parue en 2018, en poche, aux éditions Pluriel (Victor Hugo, un révolutionnaire, suivi de l’Extraordinaire Métamorphose). Les sollicitations furent nombreuses ensuite pour JF Kahn , invité comme expert du grand homme. Mais, note-t-il, ce travail sur « une révolution intérieure déclenchée par les effets électrisants de pressions extérieures, en l’occurrence sur un écrivain culte, n’intéressa pas un seul grand organe de la presse écrite » (p.137). Le signe, pour lui, dans certains milieux en particulier médiatiques, d’un rejet de sa personnalité et de ses choix professionnels et journalistiques , trop hors du cadre, trop à distance. « De tout cela, j’étais seul responsable. coupable même, parfois. Je fis avec. »(p.140)
Olivier, Axel et lui
JF Kahn est l’aîné de deux frères, Olivier, brillant chimiste nobélisable, décédé il y a 23 ans et Axel, généticien, président de la Ligue contre le cancer au moment de son décès récent en juillet 2021. Du premier il dit que « comme Dante chantait Béatrice, il évoquait amoureusement et poétiquement les molécules qu’une réalité reconstruite offrait à son imagination. Un homme qui aurait pu décrocher des contrats en or massif. Or il restait sourd à toutes ces sollicitations, dont je ne suis même pas sûr que ce furent pour lui des tentations. » (p. 386)
Avec Axel, c’est après la mort d’Olivier qu’ils se sont rapprochés. En particulier avec le livre à deux mains intitulé : Comme deux frères. « Il nous permit en quelque sorte de nous retrouver. Sinon de nous redécouvrir » (P. 387).
« Nous étions, Olivier, Axel et moi, radicalement différents, physiquement, et psychologiquement, mais tout, à l’exception précisément de ce que nous étions, nous rapprochait : la musique (sauf la variété et l’opérette, à quoi ils étaient fermés), la politique (même si je fus, un temps, à leurs yeux, un dissident droitier), la philosophie, l’art, la littérature, la cuisine, le vélo et le bon vin ». (p.386-387).
De l’Evènement du Jeudi à Marianne : 25 ans de combats, d’alertes, d’erreurs et de « toutes les fois où on a eu raison »
Ces 25 années, ce sont des faits bien sûr mais aussi des réactions et des commentaires, des prises de position des médias et de la classe politique. JF Kahn, les passent au tamis de sa mémoire et de son analyse relayée pas ses journaux. Et la gauche, la droite, et les grands médias de la presse écrite en particulier, sont renvoyés dos à dos. Leur faute ? L’enfermement dans des positions sans nuances : soit un danger pour la démocratie.
En 1984, avec l’affaire Grégory, une certaine (LA?) presse de l’émotion et du sensationnel, moteurs des ventes, voit la droite, alors dans l’opposition, en appeler au tout sécuritaire.
Même chose avec les « Evénements » de Nouvelle Calédonie et ses soulèvements, qui courront jusqu’en 1988. De son côté la gauche au pouvoir « ne prend pas la mesure de la réalité et nie en bloc ».
Même chose encore après l’attentat contre le magasin Marks & Spencer à Paris. JFK écrit dans l’EDJ du 28 février 1985 : « la droite, par cynisme froid, la gauche par perversion idéologique, se sont totalement trompées dans leur analyse du fait terroriste….Pour eux, « l’ennemi n’est pas le tueur mais le parti concurrent » (p.106-107). Dans un cas comme dans l’autre, les terroristes raflent la mise ». Et pour lui, les Lepenistes vont « surfer » sur ce binarisme repris par la majorité de la presse.
Il y a erreur sur l'identité de l'ennemi
En 1986, un enchaînement d’actes terroristes sur le territoire français amène des titres comme « C’est la guerre » ! NON, dit à l’époque JF Kahn. La France ne se battait pas contre des soldats. Mais des bandits contre lesquels, « il fallait faire la guerre ».
Les élections législatives de 1986 aboutiront à une première cohabitation sur un scrutin à la proportionnelle. Mais l’abstention a été importante parce que, analysait JF Kahn, les français auraient aimé que des politiques de gauche ET de droite travaillent ensemble, ce qui n’est pas arrivé.
En 1989, c’est la chute du mur de Berlin, la déconstruction du monde soviétique à laquelle peu croient encore. Dans la presse et chez les politiques fleurissent les analyses et les comportements manichéistes dont on paie encore aujourd’hui les conséquences affirme JF Kahn. Notamment dans la valorisation et l’utilisation des moudjahidines contre les soviétiques. « Conçoit-on les ravages que fit ce double dogme, surtout à gauche : tout rebelle est du côté du bien et face au mal, il ne peut y avoir pire que le mal » (p.196)
Fin1985, JF Khan, écrit un article auquel il ne changerait rien aujourd’hui : c’est l’époque où s’accentue l’immigration de nord africains, largement employés par nécessité, et leur reflux dans les futurs quartiers excentrés. « La gauche journalistique parisienne » refuse d’aborder la question liée pour elle, à une attitude raciste. « Faisant par là le jeu de l’éternelle réaction xénophobe »(p.212). Au même titre que la droite libérale : « Débat pourri : le Fig Mag d’un côté. Les papes gauchisants de la méthode Coué de l’autre ». » (p. 214). Pour Kahn, le modernisme devint d'ailleurs le maître mot de la fin de ces années 80, avec la hantise de la ringardise, transmise par les médias de l’époque.
L’Evènement du Jeudi poursuit pendant ce temps ses prises de position, contre la multiplication des grands centres commerciaux, la désindustrialisation et la délocalisation des entreprises. Autant d’analyses jugées ringardes à l’époque et redevenues complètement d’actualité en 2022… « à la mode »? (p. 232)
Le naufrage de l’Union Soviétique ne fera pas l’objet d’inquiétudes particulières ni dans les médias, ni chez les politiques. Le 21 septembre 1993 « Boris Eltsine dissolvait le Parlement russe, qui s’opposait à son projet de Constitution : celle qui permettra, après un référendum truqué, d’asseoir le pouvoir quasi absolu de Vladimir Poutine… J’entends encore la présentatrice du journal télévisé d’Antenne 2 claironner : La démocratie l’a emporté à Moscou ». (p.279). Et JFK écrivait dans l’EDJ : « Toutes les conditions sont réunies pour que, de l’agonie du système communiste, l’extrême droite fasciste fasse, chez nous, ses choix gras. ». (p. 278)
A la diversité citoyens... Mais pas facile d'échapper aux préjugés !!
Au gré des événements, JF Kahn revient sur l’obsession qui aura été la sienne avec l’EDJ puis Marianne : faire entendre les diversités d’opinion parce que rien n’est jamais simple. D’autant que l'erreur est toujours possible, emporté que l'on peut l'être par la vague médiatico-politique. C’est ainsi que tout le monde, y compris lui, est persuadé que le 21 avril 2002 au soir, on aura une confrontation Chirac-Jospin. Toujours le binarisme droite-gauche...Et c’est JM Le Pen qui arrive en deuxième position. « Mais l’édition de Marianne, destinée aux départements d’Outre Mer devait être bouclée avant 17h. Et je décidai (et j’en fus seul responsable), de faire comme si. Et n’ayant pu arrêter à temps l’impression et l’envoi de ces exemplaires, quelques milliers d’entre eux, dont la une affichait ce face-à-face fantomatique (Jospin-Chirac), furent expédiés.
Catastrophe. Pour la France, pour la démocratie, pour la gauche. Pour nous ! » (p.376)
« Nous avions eu tort, radicalement tort, intellectuellement tort de ne pas avoir osé tirer jusqu’au bout les leçons de ce en quoi nous avions raison » (p.377) : la conscience quasi douloureuse que médias et politiques devaient « se libérer du carcan d’un binarisme immobilisateur » (p. 377) et destructeur.
Pour contribuer à faire entendre la pluralité des analyses, Marianne offre à ses journalistes, la possibilité d’exprimer tel ou tel désaccord dans les colonnes du journal. Naît ainsi la rubrique : « Ils ne pensent pas forcément comme nous », ouverte aux confrères aux opinions divergentes (p. 457)
Tout cela se traduira dans une charte où Marianne se déclare comme un « hebdomadaire d’autant plus militant qu’il ne sera pas partisan. Radicalement pas concerné par le clivage gauche-droite traditionnel, mais révolutionnaire parce qu’engagé dans la bataille des alternatives ».(p.461)
10 années à l’EDJ, 10 ans à Marianne, « Au fond, qu’ai-je retenu » ? (p.198)
« Que retient-on de ces moments stupéfiants qui président à des renversements dont l’Histoire grave, sculpte, ensuite, l’exemplarité et l’incomparabilité ?
Quand on se pose et qu’on se regarde la mémoire, les yeux dans les yeux, on cherche un repère, une assise un fait précis qui vous a poinçonné l’esprit et y a laissé sa marque. Quoi ? Rien de tous ces universels craquements, mais le suicide de Dalida, les huit secondes, rajoutées sur le fil qui ont empêché Laurent Fignon de remporter un nouveau tour de France.. Plus vaguement le défilé Jean-Paul Goulde aux 6000 artistes et figurants qui fit du bicentenaire de la grande Révolution un concentré branché de toutes nos modes, engouements , modernités éphémères et illusions d’un instant .» (p. 198)
« Des sons et des images : ils sont comme des galets sur la plage des souvenirs. L’image, c’est une encoche dans le regard. Le son, un poinçonnage dans notre oreille. A notre mémoire, munie d’une épuisette trouée, il arrive même, quand elle est insatisfaite de la prise de relancer sa ligne. Elle hiérarchise à posteriori, subrepticement, ce qu’elle conserve de ses ramassages. » (p.235) Les Mémoires d’outre Vie n’y dérogent pas.
Oui, « sur la page de la mémoire, ce sont parfois des sauts de puce qui laissent leurs empreintes. Un mot, un silence, un geste, une attitude. » (p.487) Ceux de Jacques Chirac, Jean-Luc Mélenchon, Eric Zémmour, ou encore Ségolène Royal, Bernard Tapie ou Martin Bouygues . Ou encore son fils de dix ans Julien, pour la première fois à l’opéra et qui aima tout « sauf quand ça chantait »…
Personnellement….
Jean-François Kahn jouit des mots qu’il met en musique pour faire revivre la période de 1984 à 2012. Et son évocation du quinquénat de Nicolas Sarlozy, dans les dernières pages du livre, où il raconte aussi sa campagne aux européennes, n’est pas le moindre des tourbillons narratifs : images et sons se bousculent et le temps s’étrécit, en même temps qu’il s’accélère. C’est ce pouvoir, celui des mots, sur lequel repose toute sa réflexion sur la responsabilité des médias. Pour cela, il reprend ses mots d’avant, les siens dans ses deux journaux, qui lui ont tenu aux tripes. Et il fait revivre le personnage qu’il a été autant que le monde d’une époque pas vraiment disparue. Il possède l’art du trait dans le double sens du terme : celui qui fait mouche et celui qui croque les si nombreux responsables de France et d’ailleurs, qu’il a croisés et interviewés. Presque à chaque page on sent sa passion pour le journalisme, les journaux, les gens. C’est un homme qui ne sait pas, ne veut pas se taire. D’ailleurs, il l’affirme en page de couverture : « Malgré tout, on l’a fait, on l’a dit ». Et toute l’énergie que cela sous-tend, on la retrouve dans les 599 pages de ses Mémoires.
Des Mémoires qui sont aussi parcourues de souvenirs « encoches » touchants, parce qu’il y dit avec pudeur et beaucoup d’humour, ses affections familiales et ses amitiés. Ça aura été mes parties préférées du livre. Un livre d’humain en somme… à suivre, sans doute.
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