Christophe Henning, nous présente "Le Cratère" d’Arièle Butaux, paru chez Sabine Wespieser. Ce n’est pas un témoignage, ni un essai, mais un texte écrit avec ses tripes, à fleur de peau, au bord de l’explosion.
Arièle Butaux fait venir autour de Lucas toute une série de personnages familiers, ses parents, ses grands-parents et aussi sa sœur, de deux ans sa cadette. C’est elle, Aurore, qui nous guide et nous fait entrer dans les relations familiales si particulières. Parce que Lucas est lourdement handicapé, et que chacun est emmuré dans le silence. C’est pourtant une famille aimante, et Lucas n’est pas abandonné : « Depuis dix ans, Suzanne et Louis (ses grands-parents) dédient à Lucas chaque minute de leurs jours et de leurs nuits. Ils ont fait le choix de l’élever chez eux, sans aucune aide, à l’abri du monde extérieur. À cet enfant ayant reçu si peu à la naissance, il n’est pas question de retirer l’ultime espace de bonheur, l’amour et la présence quotidienne des siens. » Et la mère n’est pas en reste, faisant tout pour que la vie soit plus légère : « Elle se tait pour ne pas devenir l’incarnation du drame qui ruine sa jeunesse. Elle se tait pour qu’on ne vienne pas opposer la raison à ses rêves. Elle a trente-trois ans et une vie à vivre. Avec l’enfant cloué au sol. Ou malgré lui. »
C’est un roman subtil, délicat et poignant, servi par une écriture fine, sans pathos. Arièle Butaux ne cherche pas à faire pleurer dans les chaumières, elle fait de la place à chacun autour de Lucas, notamment à Aurore, qui n’en a pas vraiment, dont personne ne se préoccupe. Elle qui est un peu « l’enfant de remplacement » prend soin de son frère, cherche le moindre signe, la plus petite étincelle, le début d’une mimique… Elle l’installe dans une grande poussette et s’échappe : « Aurore court de plus en plus vite, le plus loin possible. Les joues de Lucas sont rose vif, son visage s’anime, il lui faut de la joie, il lui faut de la vie, il lui faut du danger pour guérir… » Guérir, c’est l’espoir de la jeune sœur, persuadée qu’à 15 ans le corps de Lucas va se déployer, retrouver sa souplesse, sortir de son enfermement… Mais rien ne peut guérir du mal scellé dès la naissance. Et plus encore, lors de ce jour funeste que révèlent les parents : « Leurs visages se sont affaissés d’un coup, ils n’avaient plus à sourire ni à faire semblant. En fermant la porte, ils avaient laissé retomber le rideau : Il est arrivé quelque chose. »
Eh oui, avec cette peine irréductible de la petite sœur, parce que « il n’y a pas de mots pour dire le chagrin d’Aurore, car il n’est ni veuf, ni orphelin, celui que la vie ampute d’un frère ou d’une sœur. Aurore, qui cherche, s’égare, pense que ce n’est pas juste de ne pas nommer l’innommable, de ne pas au moins essayer. Mais il n’y a pas, il n’y aura jamais de mots pour dire le mal de frère. » Bien sûr, le sujet du livre est grave. Et si « le silence est la réponse la plus simple », la littérature va plus loin. Elle décortique les émotions, elle fait place à la lumière, diffuse et irréelle, elle laisse en suspens ces bribes de mots qui approchent la douleur et l’intime. Arièle Butaux a reçu le prix de la Closerie des lilas : à l’issue du vote, le jury, uniquement composé de femmes, a souligné la force du texte. « Un cri sourd qui laisse sans voix », a commenté Leïla Kaddour. Un texte fulgurant pour dire comment « il faut se tenir en équilibre au bord du cratère. En funambule. »
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