Colère des agriculteurs en France : comment sortir de cette situation ?
En partenariat avec Sans transition !
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Bâtir une agriculture qui rémunère de manière juste et digne les paysans, tout en préservant le vivant et le climat et en produisant une alimentation saine et de qualité : c'est le défi qui se pose aujourd'hui. Et il apparaît de plus en plus clairement que les agriculteurs seuls ne pourront pas y répondre. C'est toute la société qui est impliquée et doit s'investir dans la nécessaire réforme du modèle agroalimentaire. Une émission Je pense donc j'agis présentée par Anne Kerléo et Melchior Gormand.
Si les agriculteurs français sont rentrés dans leurs fermes et si les mesures annoncées par le gouvernement semblent avoir apaisé la colère, les problèmes structurels demeurent et la question majeure qui se pose au monde agricole et à l'ensemble de la société n'est pas résolue : comment concilier transition écologique et revenu digne pour les paysans ?
Pour Mathieu Yon, maraîcher bio sur une petite exploitation d'un hectare à Dieulefit dans la Drôme, adhérent de la Confédération Paysanne, la question dépasse largement le monde agricole et la responsabilité de la crise incombe à la société toute entière. Il explique : "les agriculteurs sont devenus ce qu'ils sont par rapport à une demande de la politique et de la société, pour répondre à des injonctions de concentration de la distribution, de consommation de masse. Peut-être que ce qui se passe aujourd'hui c'est les limites de ce système". Et il estime que les agriculteurs ne peuvent pas porter seuls le poids de cette crise et donc de la recherche de la réponse à y apporter. Il invite les consommateurs et consommatrices à la responsabilité et à la cohérence : "on ne peut pas avoir tout et tout tout le temps - des tomates en hiver par exemple - et en même temps vouloir une agriculture diversifiée avec des paysans qui vivent bien de leur métier : c'est complètement contradictoire".
Peut-être que ce qu'il se passe aujourd'hui, ce sont les limites de ce système.
Luc Servant pratique le même métier que Mathieu Yon, mais sa réalité est assez différente : président de la Chambre régionale d’agriculture de Nouvelle-Aquitaine, il produit des céréales et des protéagineux sur une exploitation de 183 hectares. Et côté engagement syndical il est adhérent à FNSEA. Mais il partage avec son confrère drômois la conviction qu'on est face à une question systémique et que c'est toute la société qui doit s'interroger. "Depuis l'après-guerre, dit-il, on fait comprendre au consommateur qu'il peut se nourrir à moins cher. Tout le système agroalimentaire français a été basé là-dessus, la PAC aussi (...) Mais se nourrir toujours moins cher ça finit par avoir des limites : quand on veut concilier la qualité des productions, la question environnementale, le maintien des agriculteurs, tout cela ça a un prix minimum. On a fait croire un peu l'inverse au consommateur".
Cette responsabilité sociétale globale est également pointée par Sophie Thoyer, chercheuse en économie de l’agriculture et de l’environnement à l’INRAE, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, spécialiste de la PAC. Pour elle, "c'est l'ensemble du système qu'il faudrait faire changer ou basculer". Alors pourquoi les choses semblent-elles si peu avancer ? "Le mot transition n'est pas neutre, explique-t-elle, : ça veut dire un changement à petits pas". Et selon elle, la PAC s'est préoccupée de l'environnement depuis de nombreuses années, mais elle est "assez désarmée pour travailler sur les autres maillons de la chaîne, du consommateur aux industriels, à la grande distribution, à la recherche". La chercheuse estime qu'il faudrait "redistribuer les soutiens et les aides très différemment". Or c'est très difficile d'un point de vue politique : "quand vous avez gagé votre endettement sur le fait que vous touchez 50 000 euros d'aides par an, on ne peut pas vous dire que demain vous n'en toucherez plus que 5000 €".
Le paquebot "PAC" change un peu de cap mais de façon très lente.
Une réforme des aides de la PAC semble pourtant nécessaire. "Aujourd'hui, une grande majorité des aides sont distribuées à l'hectare" explique Sophie Thoyer. Résultat : les petites exploitations en bénéficient peu, à l'image de Mathieu Yon qui témoigne : "Je n'ai aucune aide de la PAC. Donc ce qui me sort un revenu c'est ma production, donc si je n'ai pas de rendement je n'ai pas de revenu". Pour Sophie Thoyer, les aides doivent être réorientées : "Il faut absolument mettre l'accent sur des aides structurelles qui vont véritablement engager la transition agroécologique, financer les investissement, assurer les agriculteurs qui prennent des risques quand ils font cette transition pour leur garantir un revenu minimum. Et de l'autre côté ça veut dire détourner cet argent qui aujourd'hui est distribué par hectare et c'est politiquement très compliqué à mettre en place. Alors le paquebot PAC change un peu de cap mais de façon très lente".
Si une partie de la solution réside du côté des aides, les agriculteurs sont avant tout demandeur de pouvoir vivre de leur production en dégageant un revenu suffisant. Ce qui implique à la fois des prix justes et des rendements suffisants. Et Pour Sophie Thoyer, il n'y a pas lieu "d'opposer production-rendement et transition agroécologique. On a parfois un peu l'impression qu'on pourrait ne plus nourrir le monde si on préserve les agroécosystèmes mais il y a beaucoup de travaux qui montrent que les deux sont compatibles". Un point de vue partagé par Mathieu Yon : "je suis favorable à des niveaux de production élevés. Je considère qu'on peut mener de front l'agronomie et les rendements. J'ai des rendements très élevés sur un hectare, si je les multipliais par cent, peut-être qu'ils seraient fois cent mais peut-être pas. Je ne suis pas convaincu de pouvoir transposer ce que je fais avec une production diversifiée avec une quarantaine de légumes sur 100 hectares".
La régulation du libre-échange est le salut de l'agriculture.
Mais au final, quels que soient les rendements, si le prix payé au producteur n'est pas juste, il ne peut pas dégager de son travail un revenu suffisant. Et tous s'accordent sur la nécessité de réguler une concurrence mondiale sauvage. Pour Mathieu Yon, "la régulation du libre-échange est le salut de l'agriculture". FNSEA, Confédération paysanne et écologistes se rejoignent sur le refus des traités de libre échange tels que celui qui se négocie actuellement entre l'Union européenne et les pays du MERCOSUR. Du côté de la FNSEA on défend les clauses miroir : le fait, explique Luc Servant "qu'on ne fait pas rentrer sur notre territoire de produits dans des conditions de production qu'on n'accepte pas chez nous".
Mathieu Yon, lui, attire l'attention sur une mesure avancée ces dernières semaines par la Confédération Paysanne, dont il s'étonne qu'elle n'ait pas été plus commentée parce qu'elle porte sur un sujet "sensible" : le "prix minimum d'entrée". Il s'agirait, explique le maraîcher drômois, "d'interdire l'entrée sur le territoire national des matières agricoles en dessous du prix de revient des producteurs français". Jusque-là rien d'étonnant. Ce qui peut l'être, c'est que la mesure proposée porte sur les produits en provenance de l'Union européenne. Et Mathieu Yon décrypte la mesure à travers un exemple: "l'exportateur espagnol vendrait plus cher ses tomates à l'importateur français. C'est 'idée de renvoyer la valeur du travail du côté des Espagnols pour qu'ils augmentent eux leurs conditions de travail et de production. C'est essayer de trouver un système qui tire vers le haut car actuellement les traités de libre-échange tirent vers le bas sans cesse. Le problème du libéralisme c'est qu'il n'arrête pas de tirer vers le bas les conditions sociales, les conditions de travail, les conditions de production, etc".
Il faut qu'on arrête de se faire concurrence entre nous. Les gens en ont très peu conscience.
Si une telle mesure est de nature à étonner, c'est pace que, selon Sophie Thoyer, ce serait, "une remise en cause de ce qui a structuré l'Europe agricole, c'est-à-dire le marché unique et la libre-circulation des marchandises agricoles au sein de l'Union européenne". Mais selon Mathieu Yon, cette proposition vient répondre à "un angle mort énorme". Et d'expliquer : "en fruits et légumes l'énorme majorité des importations en France viennent de l'Europe. Il faut repenser une Europe sociale, car dans les traités européens il y a un empêchement des harmonisations sociales et fiscales". Selon lui, cela crée un risque de divisions au sein de l'Europe faute d'harmonisation : "il faut qu'on arrête de se faire concurrence entre nous et les gens en ont très peu conscience".
Les enjeux qui se jouent aujourd'hui en agriculture sont immense et concernent l'avenir de l'ensemble de la société. Et l'une des vertus du récent mouvement de colère des paysans a peut-être été de faire avancer la prise de conscience de l'opinion à ce sujet. Pour Sophie Thoyer, nous vivons un moment crucial : "on est dans une situation où le secteur agricole fait face à des risques gigantesques : les aléas, climatiques, les maladies. Et de plus en plus. Et ça se traduit par une grande volatilité des prix. Donc il faut que l'agriculture réussisse à trouver aussi des moyens de changer son système pour être plus résiliente. Si on ne préserve pas mieux les agroécosystèmes, bientôt il n'y aura plus d'agriculture".
Les manifestations d’agriculteurs se succèdent en France depuis plusieurs semaines. Malgré les mesures annoncées, la colère est toujours présente. Voici deux réalités différentes : celle d’un agriculteur qui exerce depuis près de 30 ans dans le Nord, et celle d’une agricultrice fraîchement installée en Normandie. Écoutez leurs témoignages dans la seconde partie de l'émission Je pense donc j'agis :
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