Ils n'ont jamais commis de crime, ils sont totalement innocents, et pourtant, ils ont été accusés, certains ont même fait de la prison. Les erreurs judiciaires traversent l’histoire de la Justice : comment est-ce possible d’en arriver là ? Et peut-on vraiment faire confiance à la justice ? Cette institution est-elle capable de reconnaître ses propres dysfonctionnements ? Une émission Je pense donc j'agis présentée par Madeleine Vatel et Melchior Gormand.
Roland Agret, Patrick Dils, Marc Machin et plus récemment Farid El Hairy ont été acquittés et libérés. Ils ont en commun d’avoir un jour été accusés à tort. La machine judiciaire s’est mise en route comme pour Dreyfus plus d’un siècle plus tôt. Aujourd’hui encore, des personnes innocentes sont condamnées, des coupables relaxés. Ces erreurs mettent en cause l'Institution, qui refuse de réviser facilement les procès et bouleversent des vies. Mais d’où vient la faute ? Quelle place occupent les médias dans ces processus ? Et quelle réparation pour leurs blessures intimes et profondes ?
Dans le vocabulaire de la profession, l’erreur judiciaire est déclarée seulement lorsque la décision est devenue définitive, c'est-à-dire irrévocable. La déclaration de culpabilité pour crime ou délit est établie et jugée par l'autorité. Mais pour le commun, une erreur judiciaire c’est lorsque quelqu’un a été en détention et qu’il a fait ensuite l’objet d’un non-lieu, d’un acquittement, ou bénéficie d’une relaxe, car cela vient dire que la justice reconnait une détention faite à tort.
La justice est presque le pouvoir le plus puissant qui existe.
"On ne peut pas éviter les erreurs judiciaires, quel que soit le système, cela fait partie des dégâts collatéraux que l’ordre social nécessite", reconnaît Maître Claude Llorente, avocat au barreau de Paris, et également avocat de l'association Action Justice, une association qui vient en aide aux justiciables aux prises à des dysfonctionnements judiciaires. Les chiffres du ministère de la justice en 2022 notent que 747 personnes ont sollicité une indemnisation pour détention abusive. Parmi elles, 51 ont fait l’objet d’une relaxe : elles ont été détenues puis reconnues innocentes par un tribunal correctionnel, 31 ont eu un non-lieu c’est-à-dire qu’elles ont été reconnues innocentes, après avoir été détenues pendant l’instruction, et 17 ont pu avoir un acquittement. "Chacun d’entre nous a des difficultés à reconnaître ses erreurs. Lorsque l’on a du pouvoir et que l’on commet des erreurs, c’est encore plus grave. Or la justice est presque le pouvoir le plus puissant qui existe", souligne l’avocat, avant d’ajouter que "pour que la paix civile existe, il faut que les jugements soient définitifs, et que l’autorité de la chose jugée soit inattaquable et ne soit pas remise en cause systématiquement".
La vulnérabilité est une force. Le problème vient de l’orgueil, de se croire infaillible lorsque gloire et succès sont au rendez-vous.
Bertrand Vergely, professeur de philosophie et de théologie, notamment auprès l’institut de théologie orthodoxe de Saint Serge convoque le philosophe Emmanuel Kant, auteur de Critique de la raison pure. "La raison est là pour empêcher de vivre dans l’illusion, mais elle est aussi capable de produire des illusions. La justice peut aussi produire des injustices", estime l’auteur de La vulnérabilité ou la force oubliée aux éditions Le Passeur. "La vulnérabilité est une force. Le problème vient de l’orgueil, de se croire infaillible lorsque gloire et succès sont au rendez-vous, et de se surarmer. Alors, on perd de vue la réalité." Et de rappeler qu’à Rome, lors des défilés de la victoire, le général traversait la ville porté par un char avec un esclave derrière qui lui rappelant qu’il était mortel.
La justice peut-elle donc vraiment réinterroger ses jugements ? Pour Laura Simon, doctorante à Sorbonne Université (Paris 1), et rattachée au Centre d’Histoire du XIXe siècle, le véritable tournant est marqué par la loi de 1895. "L’erreur judiciaire est récente : c’est seulement avec la République que l’Institution va accepter de se remettre en cause. Au temps de la monarchie et des Empires, la justice n’est que le prolongement du pouvoir arbitraire du roi et de l’empereur, la révision d’un procès n’existait que dans des cas extrêmement particuliers."
Derrière cette question, c’est le sujet de la confiance en l’institution qui se pose. D’où vient l’erreur, comment peut se glisser une faute ? Il faut remonter à la façon dont est établie la conclusion d’une enquête, d’un jugement, qui sont le fruit de ce qu’on appelle "le faisceau d’indices concordants" : erreur d'un expert lors de l’enquête, mauvaise interprétation des preuves, faux aveu d’un innocent impressionné. Parfois le policier ou le juge se fondent son intime conviction avant même le jugement. Le pire piège c’est de vouloir concrétiser son hypothèse de départ, en éliminant du dossier ce qui ne concordera pas.
Je me souviens d’une sans-abri, droguée mais innocente. Tout le monde la méprisait, et j’ai réussi à la faire aimer.
Il peut aussi y avoir un concours de circonstances : beaucoup d’éléments accusent cette personne, elle est au mauvais endroit, au mauvais moment, avec un mauvais dossier : la machine s’emballe. La justice doit trancher. "Certaines personnes mises en cause ne parviennent pas à s’exprimer face à des professionnels talentueux, ils se condamnent eux-mêmes", constate Claude Llorente. "Je me souviens d’une sans-abris, droguée mais innocente. Tout le monde la méprisait, elle était déplaisante à regarder, et j’ai réussi à la faire aimer, alors qu’elle grognait tout le temps." Les journaux relatent souvent les portraits des accusés, comme autant d’archétypes, l’empoisonneuse, l’ouvrier, le syndicaliste, etc.
Et la science ? "Au XIXe siècle, sauf si le coupable est pris en flagrant délit, la preuve incontestable n’existe pas. À l’époque, le travail se base essentiellement sur les témoignages. Ce sont des preuves qui peuvent totalement basculer. Il faudra attendre le scientifique Alphonse Bertillon qui va mettre en place l’anthropométrie judiciaire pour connaître une première avancée grâce des techniques de mensurations", note Laura Simon, actuellement en thèse sur la médiatisation de l’erreur judiciaire sous la IIIe République et professeure d’ Histoire Géographie en collège. "Aujourd’hui avec les téléphones portables et les précisions sur l’heure du décès, le hasard a beaucoup moins de prise. Mais il restera toujours des points d’interrogation", reconnait Maitre Llorente. L’intelligence artificielle n’aura peut-être pas raison des coïncidences.
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