Alors que la place des femmes dans notre société est de plus en plus questionnée, nous avons sélectionné dans les récentes sorties trois ouvrages qui nous ont particulièrement intéressés, tant du point de vue du récit que du point de vue sociétal.
Coup de coeur
Environnement toxique de Kate Beaton chez Casterman
Pour rembourser son prêt étudiant, Kate n'a guère le choix : elle doit quitter sa Nouvelle-Écosse natale pour aller travailler à l'autre bout du Canada, dans l'ouest lointain, là où l'on extrait le pétrole des sables bitumineux. Souvent isolée, naviguant de site en site, la jeune femme découvre un monde marqué par le harcèlement quotidien et le sexisme de nombreux collègues masculins. Sans se départir de son empathie ni de son humour, soutenue par des allié.e.s de confiance, Kate s'interroge sur la violence de son univers professionnel, qu'il s'agisse des relations humaines ou de l'exploitation forcenée des ressources naturelles. A-t-elle mis les pieds dans un univers parallèle, ou cette violence n'est-elle que le reflet de notre société ?
La force du récit de Kate Beaton se situe dans son positionnement vis-à-vis de sa propre expérience. Car si, en effet, ce qu'elle nous raconte de son quotidien dans les sables bitumineux est aussi effroyable que réaliste, la narratrice ne s'y situe pourtant jamais en tant que victime (alors que, assurément, elle l'est) mais en tant que témoin d'une violence qui dépasse sa propre personne et son propre récit. Loin d'excuser les propos et agressions subis, Kate questionne le lecteur tout autant qu'elle se questionne elle-même. Et si le comportement des hommes qu'elle côtoie n'était pas intrinsèque à leur nature mais le résultat de l'oppression du monde du travail, en particulier celui-ci, certes bien rémunéré mais enfermant, dangereux, annihilant : ces hommes, sont-ils les mêmes lorsqu'ils rentrent dans leur famille après des mois de labeur ? Pourquoi, alors même que l'on ne se retournait jamais derrière elle dans les rues de sa nouvelle écosse natale devient-elle ici l'objet de regards appuyés, de remarques incessantes et de gestes déplacés, si ce n'est pire au détour d'une soirée alcoolisée...
Souvent désespérée mais toujours empathique, notre héroïne trouve pourtant la force de faire face aux humiliations et aux harcèlements de certains de ses collègues et met également en lumière la fraternité et la solidarité qu'elle trouve auprès d'autres camarades, dans un environnement qui ne pourtant ne laisse d'autre choix que de s'abrutir, se taire et fermer les yeux… Et bien au-delà de son vécu, la narratrice démontre également s'il en était besoin l'impact de ces industries sur l'environnement. (…) Industries qui détruisent la terre comme ils détruisent les hommes… si une grande partie de l'ouvrage repose sur les relations interpersonnelles dans ces différentes bases où l'on extrait le pétrole, on y voit également les dégâts environnementaux colossaux causés par ces entreprises qui ne souhaitent, d'ailleurs, aucunement voir leurs salariés se renseigner sur les effets dévastateurs de leur emploi, tant sur leur santé que sur celle de la terre qu'ils occupent. Ces mêmes industriels qui pourtant rappellent chaque jour les règles de sécurité jusqu'à se féliciter du nombre de jours passés sans accident ne souhaitent pas non plus entendre la souffrance de leur employés : alors qui est le plus toxique ? C'est bien la question posée par l'autrice avec intelligence et brio, dans un ouvrage monumental que je recommande à tous les lecteurs. (…) Une lecture remarquable de plus de 400 pages (…) avec (un) trait faussement naïf, cartoon que nous propose Katie Beaton : l’écriture, la narration, et le rythme imposé par l’autrice nous emporte avec elle. Et ce dessin caricatural a peut-être même l’avantage d’adoucir la lecture des situations révoltantes qu’a pu vivre la jeune femme car nous sortons de cette lecture ému et révolté et l’on ne peut que féliciter Katie Beaton pour sa compassion.
Assemblage de Natasha Brown chez Grasset
Découvrir l’âge adulte en pleine crise économique. Rester serviable dans un monde brutal et hostile. Sortir, étudier à "Oxbridge", débuter une carrière. Faire tout ce qu’il faut, comme il faut. Acheter un appartement. Acheter des œuvres d’art. Acheter du bonheur. Et surtout, baisser les yeux. Rester discrète. Continuer comme si de rien n’était.
La narratrice d’Assemblage est une femme britannique noire. Elle se prépare à assister à une somptueuse garden-party dans la propriété familiale de son petit ami, située au cœur de la campagne anglaise. C’est l’occasion pour elle d’examiner toutes les facettes de sa personnalité qu’elle a soigneusement assemblées pour passer inaperçue. Mais alors que les minutes défilent et que son avenir semble se dessiner malgré elle, une question la saisit : est-il encore temps de tout recommencer ?
Après les sables bitumineux, autre monde, mais même souffrance puisque dans Assemblage, premier roman de Natasha Brown, nous nous retrouvons à suivre les pensées d'une jeune femme noire britannique qui se prépare à assister à une somptueuse garden-party dans la propriété familiale de son petit ami, située au cœur de la campagne anglaise. Commence alors pour elle un cheminement mental où se listent les nombreuses adaptations imposées par la société qui sont autant de mutilations pour son identité. Ce qui pourraient n'être que des assemblages de sa personnalité sont autant de sacrifices pour arriver ici, à cette place, dans ce monde auquel elle n'appartient pas mais dans lequel on la tolère ou au moins l'on fait semblant de. Face aux préjugés et au sentiment d'intrusion permanent se pose alors cette question : est-ce vraiment sa place ? Si de l’extérieur, sa vie semblerait à celles et ceux qui l'observent et la jalouse une réussite – professionnelle et sociale, sa fulgurante ascension est aussi la destruction de sa personnalité qui n'en est d'ailleurs réellement pas une puisqu'elle est façonnée par ce que l'on attendait d'elle, et ce, à chaque étape qu'elle franchit : sortir, étudier, débuter sa carrière et la faire, accepter les faux semblants, les remarques, les critiques, sourire, tête haute mais regard baissé... acheter un appartement hors de prix, des œuvres d'art pour la déco, mais rester discrète, serviable bref, toujours être à la hauteur mais au fond de soi, chuter, inlassablement tant elle semble ne plus savoir qui elle est, doutant presque de son existence. Dans ce court roman de 160 pages, Natasha Brown dépeint l'assimilation permanente de ce qu'attend la société, d'une femme, noire, dont les preuves doivent sans cesse être renouvelées comme si elles n'avaient jamais été faites. C'est du moins ce que ressent et nous partage la narratrice dans ces chapitres aussi courts qu’incisifs. Et l'on ressent à chaque page et chaque mot cette pression, cette destruction presque imposée. Si chaque part d'elle-même semble être modelée pour répondre aux attentes (Les siennes ? Les leurs? Cela reste en suspens) elles ont fini par l'effacer. Reste en filigrane cette question : est-il encore temps de s'arrêter ? Est-ce encore possible de tout recommencer ?
Sa préférée de Sarah Jollien-Fardel chez Sabine Wespieser
Dans ce village haut perché des montagnes valaisannes, tout se sait, et personne ne dit rien. Jeanne, la narratrice, apprend tôt à esquiver la brutalité perverse de son père. Si sa mère et sa sœur se résignent aux coups et à la déferlante des mots orduriers, elle lui tient tête. Un jour, pour une réponse péremptoire prononcée avec l’assurance de ses huit ans, il la tabasse. Convaincue que le médecin du village, appelé à son chevet, va mettre fin au cauchemar, elle est sidérée par son silence.
Dès lors, la haine de son père et le dégoût face à tant de lâcheté vont servir de viatique à Jeanne. À l’École normale d’instituteurs de Sion, elle vit cinq années de répit. Mais le suicide de sa sœur agit comme une insoutenable réplique de la violence fondatrice.
Réfugiée à Lausanne, la jeune femme, que le moindre bruit fait toujours sursauter, trouve enfin une forme d’apaisement. Le plaisir de nager dans le lac Léman est le seul qu’elle s’accorde. Habitée par sa rage d’oublier et de vivre, elle se laisse pourtant approcher par un cercle d’êtres bienveillants que sa sauvagerie n’effraie pas, s’essayant même à une vie amoureuse.
Dans ce premier roman, Sarah Jollien-Fardel dépeint les mécanismes de la violence domestique, où tout et rien, un mot, un silence, une pensée sont autant de prétextes à la colère, aux insultes, aux menaces, aux coups. Un jour supposé tranquille, alors victime secondaire de son père, du haut de ses 8 huit ans, elle ose répondre à ce dernier : c'est la déflagration. La jeune fille est alors visitée par le médecin, reconnu, respecté : c'est « le » docteur du village. Il constate, soigne, mais ne dit rien. Pas même lorsque l'enfant lui dit avoir été victime de la monstruosité de son paternel. De là, elle perd toute confiance en ceux qui l'entourent, qui auraient pu et dû les secourir, elle, sa mère et sa sœur. Si ces dernières restent et subissent, sans sembler réagir, comme anesthésiées, Jeanne, elle, s'exile à Lausanne pour poursuivre ses études qu'elle mène comme un combat pour fuir ce village qui l'a vu grandir mais aussi périr tant il n' a pas su ni voulu la sauver. Devenir adulte et insérée socialement et professionnellement, Jeanne pourtant n'arrive pas à sortir du schéma dans lequel ses traumatismes l'ont enfermée. Elle qui sursaute encore au moindre bruit tente pourtant de se reconstruire une existence, s'ouvrir aux autres, faire confiance, aimer et se laisser aimer. Mais la vie étant ce qu'elle est, maintes fois le passé et l'ombre de son père ressurgiront et maintes fois elle reviendra dans ce village, comme elle reviendra à elle-même.
Programmation musicale :
Woman, Cat Power (feat Lana Del Rey, Wanderer 2018)
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