À l'heure où l'on s'inquiète d'une montée de l'antisémitisme en France, parler des marranes c'est revenir à la source d'un antijudaïsme entretenu en Espagne entre le XVe et le XVIIIe siècle. Les marranes étaient des chrétiens accusés de pratiquer la religion juive en secret. Une accusation portée par le fameux tribunal de l'Inquisition... Explications de l'historienne Natalia Muchnik au micro de Noémie Marijon.
On ne connaît pas bien l’origine du mot "marrane". Sans doute vient-il du mot espagnol marrano, qui désigne le porc. Le terme a en tout cas perdu sa connotation injurieuse en étant repris par les historiens. On l’utilise encore aujourd’hui pour désigner une catégorie d’individus dans l’Espagne du XVe au XVIIIe siècle environ. Historienne et directrice d’études à l’École des hautes études en science sociale (EHESS), spécialiste des diasporas à l’époque moderne, Natalia Muchnik s'est intéressée aux marranes. Elle est l'auteure de "De paroles et de gestes - Constructions marranes en terre d'Inquisition" (éd. EHESS, 2014).
"C’est là toute l’ambigüité du terme", explique Natalia Muchnik. En réalité le terme désigne des crypto-juifs, des chrétiens qui pratiquaient en secret la religion juive, ou qui étaient soupçonnés de le faire. Si l'on parle parfois à leur égard "de syncrétisme, de mélange religieux du catholicisme, du judaïsme", ces individus étaient "très marqués par le christianisme", précise Natalia Muchnik.
Les marranes ont pu transformer certaines pratiques catholiques "en leur donnant un contenu judaïsant". Mais ils n’avaient généralement pas d’ouvrages sur les rituels juifs et ne lisaient pas l’hébreu. Ils ne formaient pas vraiment une communauté séparée des chrétiens : il faut plutôt les penser dans une sorte d’un "entre-deux", une notion essentielle pour qualifier les marranes, selon Natalia Muchnik.
"L’accusation d’être un marrane vient d’une instance de répression qui est l’Inquisition", précise l’historienne. L’Inquisition était un tribunal ecclésiastique en Espagne, qui poursuivait les "mauvais chrétiens". En théorie, précise Natalia Muchnik, il ne poursuivait ni les juifs ni les musulmans...
Ce tribunal avait une visée politique : celle d’unifier le royaume né du mariage en 1469 d’Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon. Un royaume marqué par une grande diversité de cultures et de langues. Encouragés par le contexte de la Contre-Réforme, les rois catholiques ont fait montre d’un "catholicisme conquérant". On retrouve chez eux sans conteste une tendance à "lier très étroitement le politique et le religieux", note l'historienne. Tendance qui n’est propre ni à l’Espagne ni au catholicisme.
Pour le comprendre, il faut remonter aux XIVe siècle et XVe siècles en Espagne. Si on a salué "l’Espagne des trois religions" entre les VIIIe et XIVe siècle, il y a eu ensuite un tournant dans l’histoire du pays. Plusieurs facteurs sont venus ébranler ce mythe de la tolérance religieuse.
Au moment de la grande peste, qui a touché la péninsule ibérique à partir de 1348, on a fait de la communauté juive "l’un des boucs émissaires majeurs". Peu à peu les souverains ont cessé de défendre les juifs, alors que des prédications poussaient les uns à la conversion, les autres aux pogroms. Il y a eu tout au long des XIVe et XVe siècles plusieurs milliers de morts et plusieurs milliers de convertis. Jusqu’en 1492, où on a expulsé les juifs d’Espagne.
Les marranes étaient les descendants de ces juifs convertis sous la contrainte. Les morisques sont ces chrétiens qui pratiquaient l’islam en secret, et étaient comme les marranes des descendants de convertis. Ils ont eux aussi souffert de l'Inquisition.
Cette émission, réalisée sous forme d’entretiens, a pour objectif la découverte des racines juives du christianisme. La culture et les références chrétiennes étant de moins en moins connues, il est important d’en rappeler les racines et donc le sens. Et c’est dans la tradition juive qu’il faut chercher cet enracinement, tant dans le domaine de la prière que de l’éthique ou des textes évangéliques.
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