Décrypter le trafic de drogue à hauteur d’homme… ou plutôt d’enfant. C’est ainsi que Marie Boëton et Mikael Corre, grands reporters à La Croix L’Hebdo, expliquent leur enquête au plus près des « choufs », ces petites mains - souvent mineures - des trafics interlopes. Pour cela, ils se sont rendus au Mans, dans le quartier des Sablons, pendant une dizaine de jours. Mikael Corre a accepté de répondre à nos questions.
On aborde souvent le trafic de drogue sous un format "grand angle" avec des chiffres faramineux. Marie Boëton et vous avez fait le choix inverse. Vous avez passé dix jours au cœur d'un point de vente. Comment avez-vous eu l'idée ?
Cette enquête est née d’une interrogation issue d'un travail précédent dans un commissariat à Roubaix (Ndlr : enquête dont a été tiré un livre, « Le Central », publié aux éditions Bayard, 2023) et cette question est simple : pourquoi autant d’enfants tiennent les points de deal ? Qui sont-ils ? Pourquoi sont-ils là ? Quelles solutions leur sont offertes ?
Pourquoi avoir choisi Le Mans ?
On cherchait une ville moyenne pour avoir une unité de lieu. Et un policier m'a expliqué qu’il constatait au Mans des problématiques qui ne concernaient jusque-là que des grandes villes comme Marseille : on voyait surgir sur les points de deal des personnes qui n’étaient pas forcément du coin. Et nous n’avons pas voulu nous en tenir à la vision d’un seul acteur. Au Mans, on a pu rencontrer tout le monde : la mairie, police, une juge pour enfants, un juge d’instruction, mais aussi des éducateurs de rue et des membres du personnel de la protection judiciaire de l’enfance.
Vous avez cherché à détruire le mythe des petites mains qui roulent sur l'or ?
Il en ressort effectivement que l’idée d’un enrichissement facile est rapidement balayée par la réalité vécue par ces gamins qui ont 14, 15 ans. Ils entrent souvent dans le trafic à cause d'une addiction. Mais surtout, les têtes du réseau forcent les enfants à prendre tous les risques car ils n’encourent rien pénalement.
Est-ce que les petites mains du trafic peuvent être victimes de règlements de compte comme cela a pu arriver justement à Marseille ?
Bien sûr. Il y a un nombre d’homicides l’an dernier qui a été jusqu’à inquiéter au tribunal du Mans et à la préfecture de la Sarthe (Ndlr : le parquet du Mans a dénombré 13 meurtres et 30 tentatives de meurtre dans le département de la Sarthe en 2022). L’adolescent qui se fait attraper a beaucoup moins peur de la Justice que du réseau. Et si la police lui a enlevé une certaine quantité de cocaïne ou résine de cannabis, il a ensuite une dette de came.
Un des policiers décrit des jeunes séquestrés et torturés. Il résume de manière lapidaire : “derrière le petit joint cool du vendredi soir, y a ça”. Est-ce que cette enquête a aussi pour but de sensibiliser les consommateurs de drogue ?
Elle a en effet ce rôle là mais aussi celui de rendre le débat public un peu moins naïf. Tant qu’il y aura de la consommation de drogue, on verra des gens qui en vendent car ce trafic génère des profits colossaux. Si on s'est intéressés aux petites mains, c’est pour rappeler la réalité d’un trafic de drogue : seule une infime minorité des trafiquants gagnent énormément d'argent. Nous avons donc travaillé sur le lumpenprolétariat (Ndlr : littéralement "prolétariat en haillons").
Vous ne craignez pas de donner l’impression de faire du “pathos” sur des personnes qui participent non seulement à un trafic de drogue mais qui sont aussi volontairement violentes ? Vous décrivez par exemple un jeune de 14 ans qui barricade des étages entiers d'une tour ce qui condamnerait les habitants en cas d’incendie.
Effectivement, certains jeunes sont ultra violents. Cela nous a été confirmé. Mais qui sont les victimes de cette ultra violence ? Ce sont aussi des jeunes aussi. Je ne pense pas faire de pathos. Notre rôle est de décrypter. Comment ces jeunes sont-ils pris en charge politiquement et judiciairement ? Le constat pourrait être jugé désespérant : quand on parle de l’addiction des adolescents, on pense à leur prise en charge. Et quand on voit le désert médical qu’est la Sarthe, ça pose des questions. Pareil pour le peu de moyens alloué à l'aide à l'enfance.
Le tribunal judiciaire du Mans souffre de son manque de moyens. Delphine Dewailly, procureure du Mans, a d'ailleurs interpellé le Garde des Sceaux lors de sa visite récente à la maison d’arrêt des Croisettes à Coulaines (Ndlr : intervention à retrouver sur le site de RCF dans L'Hebdo Région des Pays de le Loire du 28 avril). Est-ce qu’elle ou d'autres acteurs vous ont parlé de ces difficultés ?
Oui. Heureusement, ils ont aussi un discours volontariste. Ce manque de moyens fait que le Parquet se concentre sur les plus gros poissons et pas sur les petites mains. Mais on ne reste pas longtemps mineurs et à 18 ans les peines de prison commencent à tomber. Est-ce qu’on a fait suffisamment de choses au niveau éducatif et social en amont pour éviter d’en arriver là ?
Mais des initiatives existent. Je voudrais par exemple citer les séjours de rupture ; on propose à des jeunes qui ont commis des actes graves et sont sur le point d’aller en centre éducatif fermé - mais qui commencent à s’ancrer dans la réalité - de faire par exemple un séjour humanitaire de quelques mois au Sénégal. D’après la juge des enfants Sofia Boudiaf, les résultats sont plutôt bons.
"Les petites mains du trafic de drogue", une enquête de Marie Boëton et Mikael Corre à découvrir dans La Croix L'Hebdo du 12 mai.
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