À observer les élections américaines ou, plus près de nous, les débats qui accompagnent les attentats terroristes sur notre sol, il y a de quoi s'inquiéter... Le champ de la raison semble avoir été définitivement abandonné à celui de l'excès, les arguments irrémédiablement remplacés par l'outrance.
Le débat public apparaît aujourd'hui comme violent, simpliste, mensonger, polarisé et l'on se demande si on en sortira un jour, si, à l'heure des chaînes d'info en continu et des réseaux sociaux, il est encore possible de débattre sereinement.
Certes la conflictualité a toujours fait partie du débat démocratique, mais il y a je crois un glissement vers une pente dangereuse, lié à l'évolution des "structures" technologiques de l'Agora.
Tout d'abord, comme le montrait Neil Postman dès 1992 dans Technopoly, il y a l'accélération de la transmission de l'information. De l'oral on est passé à l'écrit, puis sont apparus la radio, la télévision et enfin internet : toujours plus d'information, circulant toujours plus vite, et ainsi ce rythme fou d'une nouvelle chassant l'autre, avec comme quintessence de l'éphémère insignifiant, le règne de Twitter.
280 signes pour exprimer une pensée complexe : une aberration dans les termes, et c'est pourtant le principal moyen d'expression des dirigeants politiques à travers le monde, et la source principale d'information des journalistes. Une agora viciée qu'un Donald Trump peut, chassant chaque jour une polémique par une autre, noyer sous des torrents de boue.
Ensuite, il y a le "nivellement" de la valeur de l'information rendu possible par internet. Si n'importe qui peut se revendiquer "média" - et c'est l'un des effets des réseaux sociaux – alors qu'est-ce qui distingue les médias traditionnels, censés jouer le rôle de 4e pouvoir dans nos démocraties ? La confiance dans les médias professionnels ne cesse ainsi de décroître, un phénomène aggravé par leur concentration dans quelques mains.
Enfin, il y a le modèle économique de la plupart des médias, qui mènent une véritable "guerre à l'attention humaine" pour en extraire des revenus publicitaires. Songeons ici à la fameuse déclaration de Patrick Le Lay en 2004, alors PDG de TF1 : "notre métier, c'est de vendre du temps de cerveau humain disponible à Coca-Cola". Les géants d'internet ont le même métier. Google (et donc Youtube) et Facebook (et donc Instagram) monétisent notre attention via la collecte de données personnelles qui permettent le ciblage publicitaire.
Voilà pourquoi les fausses informations circulent 6 fois plus vite que les vraies. Voilà pourquoi l’algorithme de Youtube nous amène immanquablement vers des contenus complotistes. Voilà pourquoi plus vous serez violent, plus vous serez retweeté, plus vous serez provocant, plus vous serez invité sur les plateaux télévisés.
L'agora moderne donne ainsi structurellement une prime à la violence, au mensonge et à la haine, tandis que les propos raisonnables sont inaudibles. Nous nous enfermons dans des "bulles algorithmiques", et, de l'aveu même de certains grands patrons de la Sillicon Valley inventeurs de ces applications dans le documentaire "Derrière vos écrans de fumée", plane un véritable risque de "guerre civile" aux États-Unis.
Comme souvent, je crois qu'il faut allier des solutions politiques et individuelles. Concernant les grandes plateformes du numérique, il y a un immense chantier de régulation en perspective. Quant à l'indépendance des médias et leur financement, les solutions sont connues, je renvois par exemple aux propositions du Manifeste de Mediapart, "Combat pour une presse libre" paru en 2009.
À l'échelle individuelle, on pourra se tourner vers le travail d'Anne-Sophie Novel et réfléchir à une "hygiène informationnelle", et enfin je me permettrai une proposition toute personnelle : et si les dirigeants politiques, au plus haut niveau, montraient l'exemple en se retirant des réseaux sociaux ? S'ils cessaient de participer à cette course mortifère ? Peut-être que les médias suivraient, que les opposants politiques aussi, que le débat public retrouverait un petit peu de sa dignité... ?
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