Plus de 100.000 victimes du Covid 19 en France.
Ce chiffre renvoie à une réalité informe qui nuit à imaginer ce que chaque défunt a pu endurer, ce que chaque famille souffre aujourd’hui. Il ne dit pas l’histoire, dans ce qu’elle rapporte de vies singulières, uniques. Il ne dit pas la trace laissée par celle ou celui qui s’en est allé brusquement, dans un service de réanimation, en EHPAD, à son domicile.
Un chiffre n’est pas un nom. Encore moins un visage. Voilà ce que dit avec force et beauté Delphine Horvilleur dans son dernier livre « Vivre avec nos morts ».
Comme rabbin, Delphine Horvilleur accompagne les familles endeuillées. Elle prépare les cérémonies funéraires avec les proches. Elle récite le kaddish devant le cercueil.
A chaque sépulture elle réalise combien la mort, qui laisse l’humain sans mots, appelle à parler, à raconter les fils de vie qui ont lié et lieront pour l’avenir ceux qui partent et ceux qui restent – car écrit-elle « quand la mort surgit, la seule arme qui reste, à nous vivants, c’est de mettre des mots (…) car le propre de l’homme est de raconter des histoires. » « Je me tiens au côté de femmes et d’hommes qui, aux moments charnières de leurs vies, ont besoin de récits. » Mort physique, mort au cœur de la vie – les mots redonnés, les mots retrouvés font entendre une possible renaissance.
Car quelle fut l’alliance originelle entre Dieu et l’humain aux premières heures de la création ? « Dieu modela toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l’homme pour voir quels noms il leur donnerait. C’étaient des êtres vivants et l’homme donna un nom à chacun », chapitre 2 de la Genèse.
Dieu partage avec l’homme ce qui accompagne l’origine de la création, la parole, les mots qui désignent et ordonnancent, consacrent et organisent. Les mots qui font récit.
Nommer ceux que la pandémie a tués, raconter leur histoire, les liens qui les unissent aux vivants qui peinent après eux, c’est « faire savoir que la présence évidente de la mort ne signe pas pour autant sa victoire, c’est affirmer que même (…) au cimetière, elle n’aura pas le dernier mot. »
C’est ainsi qu’en hébreu le mot « cimetière porte un nom a priori paradoxal » nous apprend Delphine Horvilleur. Il s’appelle Beit haH’ayim, « la maison de la vie » ou « la maison de vivants. »
Écoutons en écho François Cheng :
Mais nous reverrons bien ceux à qui nous n’avons pas dit à temps au revoir,
Ceux qui sont partis sans dire mot dans le long effroi du délaissement. Nous les reverrons car nous n’aurons de cesse de leur dire les mots qui n’ont pas été
Dits à temps, de leur répéter sans fin au revoir au revoir selon la loi de la Vie :
Toute fleur est une fleur refleurie, toute pluie une source retrouvée, toute larme
Une peine ravivée, tout visage un regard reconnu, tout sourire un don échangé,
Et toute vie à venir une vie à jamais survécue-souvenue.
François Cheng dans La vraie gloire est ici, éditions : Gallimard
Véronique Margron
Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts, Grasset 2021
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