Il a traditionnellement deux fonctions : conseiller le gouvernement en émettant des avis sur la régularité juridique des projets de loi, des ordonnances et de certains décrets, et puis juger les litiges entre les particuliers et les personnes publiques. Après avoir été saisi par des requérants, c’est donc le Conseil d’État qui a, par exemple, validé la fermeture des remontées mécaniques ou bien demandé la réévaluation de la jauge dans les lieux de culte. C’est aussi lui qui tranchera, dans les prochains jours de ce mois de décembre, la potentielle réouverture des cinémas et théâtres, qui viennent de déposer un recours pour contester la décision du gouvernement de rallonger leur délai de fermeture.
Une seconde compétence qui a donc été particulièrement sollicitée depuis l’arrivée du coronavirus : jusqu’à présent, plus de 1.000 contestations ont été portées devant le Conseil d’État en raison de la crise sanitaire, dont la moitié sous forme de référés, donc de requêtes d’urgence. De quoi obliger la section du contentieux à s’adapter : "Nous avons mis en place une équipe de 15 juges particulièrement expérimentés et, au printemps, nous ne tenions pas de séance de jugement normal pour réserver toutes nos capacités au traitement des affaires urgentes", précise Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État.
Même chose du côté des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation : "Nous nous sommes retrouvés face à une situation où, bien souvent, les déclarations politiques ont précédé les textes et ont immédiatement emporté des conséquences, observe Me Guillaume Valdelièvre, avocat de la Conférence des évêques de France, notamment. On a donc fini par s’adapter, et le cadre légal nous le permet puisque le recours en référé-liberté ne s’appuie pas sur une décision, mais met en cause l’exercice d’un pouvoir. Avec ce recours, on peut donc remettre en cause des effets d’une déclaration politique alors même que le texte n’est pas encore intervenu."
Alors pourquoi le Conseil d’État a-t-il autant été sollicité depuis le début de l’épidémie ? Bruno Lasserre évoque au moins trois pistes : "Les règles du premier confinement ont été très dures mais aussi égales pour tous, souligne le vice-président. Or, des requêtes nous sont parvenues sur les règles dans les Ehpad, à l’hôpital, dans les prisons pour demander une déclinaison particulière des mesures. Par ailleurs, il existe parfois des désaccords sur l’arbitrage entre impératifs sanitaires et restrictions des libertés. Et puis parfois, il y a eu du militantisme ou des désaccords politiques."
Mais cette hausse importante des requêtes peut aussi s’expliquer par la remise en cause de libertés importantes. "Les libertés ont trinqués comme jamais, reconnaît Didier Truchet, professeur émérite en droit public à l’université Paris 2. Toutes nos libertés, en France comme ailleurs, ont été atteintes d’une manière qui ne s’est probablement jamais produite dans l’histoire de la République."
Un constat plutôt partagé par Me Guillaume Valdelièvre : "Que des requérants qui ne sont pas des professionnels du procès se décident à y aller dans des circonstances d’urgence aussi manifestes, cela montre que nous touchons à des libertés essentielles", analyse-t-il.
C’est justement dans ce contexte d’urgence que le Conseil d’État est attendu : "Ce que demandent les gens, c’est d’avoir des décisions qui aient un effet compatible avec le temps de l’action publique et le temps des justiciables qui nous saisissent, assure Bruno Lasserre. Pour autant, nous ne faisons pas l’économie d’une instruction contradictoire."
Malgré ce contexte, pour protéger les libertés, le vice-président du Conseil d’État explique que les juges essaient de trouver un équilibre entre la légitimité des mesures voulues par le gouvernement, et l’évolution de l’épidémie. "Nous commençons par poser un diagnostic sur la situation sanitaire, puis nous regardons si les mesures restrictives de libertés sont nécessaires, adaptées et proportionnées, détaille Bruno Lasserre. Nous nous adaptons donc aux circonstances : plus les risques sanitaires sont élevés, plus les mesures peuvent être contraignantes et inversement."
Mais pour Me Guillaume Valdelièvre, le raisonnement pourrait aller encore plus loin : "On tombe assez rapidement dans une appréciation circonstancielle tenant au fait de savoir si oui ou non l’épidémie est en pleine activité, note l’avocat aux conseils. Cela devient le critère d’appréciation, ce qui est normal, mais il ne faudrait pas se dispenser d’une étape supplémentaire pour savoir si la mesure d’interdiction en cause est en rapport ou non avec l’état des contaminations."
Quoi qu’il en soit, Didier Truchet, professeur émérite en droit public à l’université Paris 2, le Conseil d’État a plutôt bien travaillé depuis le début de la crise. "Sur le fond, il s’est efforcé de tenir une position équilibrée, affirme-t-il. Mais on peut toujours estimer qu’il en a fait trop ou trop peu, qu’il a été trop indulgent avec le gouvernement ou pas assez."
Certaines critiques dénoncent effectivement le manque d’indépendance du Conseil d’État, qui a finalement rarement désavoué le gouvernement, excepté, par exemple, sur la question de la jauge des personnes dans les lieux de culte. Mais de son côté, le vice-président du Conseil d’État, Bruno Lasserre, estime avoir fait son travail, et pense que la crise du coronavirus a pu rapprocher les Français de cette institution. "On a pu voir que le Conseil d’Etat état capable de comprendre les enjeux concrets des décisions contestées et de trouver des solutions qui impactent la vie quotidienne des Français", estime-t-il. Bruno Lasserre assure aussi que cette crise sanitaire sera l’occasion, pour le Conseil d’État, de faire un bilan de ce qui a fonctionné ou pas.
RCF est une radio associative et professionnelle.
Pour préserver la qualité de ses programmes et son indépendance, RCF compte sur la mobilisation de tous ses auditeurs. Vous aussi participez à son financement !