Créée il y a tout juste 30 ans, en 1993, la chaîne de télévision Euronews a été hébergée depuis sa naissance dans la métropole lyonnaise. Mais l'arrivée d'un nouvel actionnaire et ses conséquences suscitent aujourd'hui de l'inquiétude chez les salariés de la chaîne européenne. Tempo fait le point sur la situation.
C'est un cube vert que tout le monde ou presque connaît à Lyon : le siège d’Euronews pourrait bientôt être de l’histoire ancienne. Depuis plusieurs mois, la chaîne de télévision paneuropéenne, créée il y a 30 ans, est en mauvaise passe après l’arrivée d’un nouvel actionnaire controversé et suite à l’annonce d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) affectant de nombreux emplois.
Une situation compliquée qui s’est manifestée le 11 octobre avec le vote d’une motion de défiance envers la direction et l’actionnaire Alpac Capital, approuvée à 85 % par les salariés votants (60 % des salariés ont voté).
Pour comprendre comment la chaîne en est arrivée là, il faut se rendre au siège, installé dans le quartier Confluence de Lyon. Au 6e étage du cube vert, le directeur des ressources humaines Julien Jouanne précise les contours du plan de sauvegarde de l’emploi : « On a un plan de réorganisation, mais on a un plan de redéploiement qui sont ambitieux, puisqu'on doit à la fois adapter la taille de nos équipes ici à Lyon, mais également en créer de nouvelles dans 4 capitales européennes que sont Berlin, Rome, Madrid et Lisbonne, et augmenter considérablement la taille de nos équipes à Bruxelles, qui sera demain le cœur de la rédaction d'Euronews ». Il pointe comme difficulté celle de « mener tout ça de front ; et ce qui est compliqué pour les équipes ici à Lyon, c'est que notre projet a été annoncé en mars, la fin des négociations a eu lieu à la fin du mois de juin, qu'on est rentrés depuis la rentrée dans la phase de mise en œuvre, et que cette mise en œuvre va s'étendre jusqu'à la fin de l'année 2024 ».
Mais pour Alexis Caraco, délégué syndical SNJ-CGT et monteur depuis 23 ans à Euronews, ce PSE a plutôt des airs de plan de licenciement massif : « Il y a, pour rappel, 178 suppressions nettes réelles d'emplois, sur 250 postes qui sont supprimés, puisqu'un certain nombre de gens sont déjà partis ou en clause de cession, ou de postes qui n'ont pas été pourvus depuis des années (puisqu'on vit dans un sous-effectif dramatique depuis au moins 4 ans). Donc on se retrouve avec 178 personnes qui vont être licenciées et qui pourraient éventuellement être reclassées. La direction propose 144 postes dans les différentes filiales entre Bruxelles et les différentes capitales. Là où on trouve qu'ils ne jouent pas le jeu, c'est que pour nous, il y a tout intérêt pour Euronews de garder l'expérience, l'expertise de ses salariés qui, pour certains, sont déjà là depuis plus de 30 ans. Pour tous ces gens qui ont construit leur vie depuis plusieurs années, depuis plusieurs décennies ici, à Lyon, le fait de partir pour une capitale, là, comme ça, et avoir à peu près 6 mois pour se décider, c'est quelque chose de très complexe. ». Et le monteur de préciser que « pour bon nombre de journalistes de notre rédaction, le choix est clair : ils ne peuvent pas ».
Au-delà de ces enjeux de maintien de l’emploi et d’effectifs, l’autre préoccupation des salariés est la menace de l’intégrité et de l’indépendance de leur rédaction : « Depuis que Alpac Capital a racheté Euronews, on n'a jamais senti un aussi grand danger planer sur les choix, et sur l'impartialité et sur l'indépendance de la rédaction d'Euronews. On peut citer des contrats commerciaux qui ont été officiellement faits avec le Qatar depuis un certain nombre d'années, avec l'Azerbaïdjan et avec l'Arabie Saoudite. Avec ces 3 clients, Euronews a voulu signer des contrats dont ils se défendent complètement d'avoir une portée éditoriale qui puisse nuire à notre mission ; par contre, très clairement, nous dans les faits, on a vu et on a ressenti des choses qui sont nouvelles et parfaitement choquantes. Il y a eu des sujets, notamment, sur le conflit dans le Haut-Karabagh (cette enclave arménienne au sein du territoire de l'Azerbaïdjan) : nous avons produit des reportages avec une de nos correspondantes, qui, au moment de les traiter ici à Lyon, nous ont complètement déconcerté, on avait un point de vue totalement pro-Azerbaïdjan. Pour nous, il est à peu près clair que notre direction a pris le parti d'être extrêmement précautionneux voire d'aller dans le sens de ce que le pouvoir du président Aliyev souhaiterait entendre sur notre antenne ».
Et si Euronews en est arrivé à cette situation, c’est aussi parce que son modèle économique a considérablement changé depuis sa création il y a trente ans. Subventionné dans un premier temps en grande partie par la Commission européenne, le média a vu ses financements s'amenuiser peu à peu, l'obligeant à dépendre davantage de ses actionnaires privés, ce que regrette l’eurodéputée socialiste lyonnaise Sylvie Guillaume : « Je me suis souvent retrouvée très très seule à défendre les financements d'Euronews, avec des collègues qui ne croyaient plus du tout à cette possibilité ; donc c'est un combat très ancien, qui moi me semblait important parce que c'était les seuls qui étaient positionnés en la matière, à pouvoir avoir une chaîne réellement paneuropéenne. Et les choix éditoriaux et économiques qu'ils ont été obligés de faire au fur et à mesure des années étaient aussi liés au fait que le soutien européen n'était plus à la hauteur de ce qui était attendu ».
Des difficultés de financement liés à la nature même de ce média, selon Jean-Marie Charon, sociologie spécialiste des médias : « Euronews a toujours eu énormément de mal à trouver sa place dans le paysage des médias européens. Il y a une difficulté structurelle, c'est sûrement difficile d'imaginer un contenu éditorial adapté à l'ensemble des Européens. Regardez la situation de la France : d'un côté, on pourrait imaginer qu'elle soit intéressée par Euronews, mais en même temps, la France dans les années 1980 a développé un projet franco-allemand avec Arte, puis ensuite, elle a développé un projet international (France 24). Chaque pays, en fait, a le sentiment qu'il a une vision internationale, et il n'est pas forcément motivé par quelque chose qui se voudrait un contenu adaptable à tous. Ça suppose certainement une volonté, un petit peu comme dans tous les services publics, qui sont soutenus dans chaque pays par la collectivité nationale. Et là, ça supposerait qu'il y ait une volonté au niveau européen de même nature. Visiblement, elle n'existe pas. Donc ça n'est pas par hasard qu'on est dans cette situation là, et je crains que, du coup, il n'y ait pas vraiment de possibilité d'un retour en arrière ».
Les salariés eux ne sont pas prêts à laisser tomber. Ils lancent un « appel solennel à tous les dirigeants d'Europe ». « L'enjeu est crucial », affirment-ils : « le seul média d'information 100 % européen est en danger ».
Seule source d’espoir à leurs yeux : l’acte européen sur la liberté des médias, sur lequel travaille actuellement la Commission européenne, qui doit assurer la pluralité des médias et garantir leur liberté.
Et Alexis Caraco de conclure : « On se doute bien qu'il n'y a à peu près aucune chance que la motion aboutisse sur un réel changement au niveau de l'actionnariat. Nous, c'est vraiment une sonnette d'alarme, qui, on l'espère, va pouvoir se faire entendre du côté de la Commission européenne. Pour nous, il est très clairement temps pour la Commission de venir à l'aide d'Euronews pour défendre justement cette impartialité et cette indépendance. Si la Commission ne le fait pas, personne ne le fera ».
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