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Bruno Humbeeck : "notre capacité d'émerveillement dépend de la qualité de notre regard"

Un article rédigé par Yves Thibaut de Maisières - 1RCF Belgique, le 9 janvier 2025 - Modifié le 9 janvier 2025
16/17Eduquer à l'émerveillement

Bruno Humbeeck présente son nouveau livre paru aux éditions Racine Eduquer à l'émerveillement. Il s'intéresse à cette capacité développée dès l'enfance qui a tendance à s'éroder à l'âge adulte. Qu'est-ce que l'émerveillement ? Comment éduquer notre regard ? 

Education à l'émerveillementEducation à l'émerveillement

Le psychopédagogue Bruno Humbeeck, qui dirige la clinique de la résilience, nous propose une éducation à l'émerveillement. Véritable trait d'union entre l'enfance et l'âge adulte, la capacité d'émerveillement ne se situe pas dans ce qui nous est donné à voir, mais se cache plutôt dans la qualité du regard que l'on porte sur ce qui nous entoure. On en parle avec l'auteur de cet ouvrage paru aux éditions Racine.

Prendre le temps, ne pas posséder 

Vous écrivez que l'émerveillement dépend plus de la qualité d’un regard que de l'objet regardé lui-même. Comment définissez-vous l'émerveillement ?

B H. : l'humain a deux façons de s'émerveiller. D’abord il y a la nature qui possède cette capacité de nous émerveiller de manière naturelle. Faisons la distinction entre le spectaculaire, le sublime, et le bucolique qui va vous donner un sentiment d'apaisement. Et vous avez le sublime qui va vous donner un sentiment d'écrasement. L'un et l'autre sont des sources d'émerveillement, soit pour le sublime, soit pour le bucolique. D’autre part, l'imaginaire humain joue un rôle. Vous avez des auteurs qui ont joué avec l'émerveillement humain : Jules Verne, Tolkien, J.K. Rowling, jouent avec l'émerveillement et notre capacité parce qu'ils vont nous montrer un monde dans lequel on ne comprend pas tout. Le monde fantastique qui suppose que la science évolue, qu'elle montre des choses fantastiques, mais qu'elle ne prétend pas tout résoudre. Ce qui est vrai pour la science, c'est vrai pour la religion aussi. La religion contient du merveilleux quand elle n'est pas dogmatique mais elle conserve une part de mystère et elle aussi une source d'émerveillement. 

La contemplation suppose de prendre son temps, ce qui fait que la vitesse est un ennemi à l'émerveillement. L'autre ennemi de l'émerveillement : le besoin de posséder. Si vous évaluez la valeur d'une œuvre, elle ne vous émerveille plus vous êtes en train de l'évaluer. Sur le plan de l'éducation, rappelons aux parents que "l'obligation" principale dans leur mission, c'est d'être heureux, afin de montrer aux enfants que vivre et grandir vaut la peine ! Au risque de leur présenter une vision des choses morose et donner cette impression que l'enfance est le seul refuge possible à l'émerveillement et au bonheur. Or, ce n'est pas vrai. C'est une des caractéristiques de toutes les personnes qui sont capables de s'émerveiller, que ce soit des poètes, que ce soit des scientifiques, c'est d'avoir conservé cette connexion avec l'enfance

Vous accompagnez quotidiennement des familles, des jeunes, des enfants marqués par des souffrances. Aujourd’hui, le harcèlement scolaire constitue une problématique éducative de premier plan.  Les enfants et les adolescents souffrent-ils plus qu'il y a 20 ans? 

Ils ont effectivement des caractéristiques particulières qui font qu’ils sont surexposés. C'est la première génération née dans un monde où les réseaux sociaux existent avant leur naissance. Ils sont donc marqués par cette sur-exposition qui les entraîne dans un mécanisme de recherche d'estime à travers les écrans. 

Relevons aussi l'idée qu'on se fait du bonheur. Le bonheur qui est perçu par la majorité d'entre nous comme devant nécessairement être d’un niveau intense. Si je vous demande : êtes-vous êtes heureux ou non, de manière binaire, on va obtenir un chiffre - notamment chez les jeunes -, qui est assez catastrophique puisque seuls 40% d'entre eux se disent heureux. Par rapport à ma génération qui ne s'engageait pas, on était à 95% de bonheur ressenti. Devant ces chiffres, on aurait tendance à relever un catastrophisme, mais il faut aller fouiller un tout petit peu plus loin pour voir ce qui se passe dans la  mécanique du bonheur. Si, au lieu de vous demander si vous êtes heureux ou non, je vous demande de vous situer sur une échelle de bonheur entre 0 et 10 et que vous vous situez à 7, vous avez le niveau de bonheur parfait, c'est ce qu'on appelle le bonheur serein. Si vous vous situez vers neuf ou dix, vous êtes dans l'état amoureux (le plus beau moment pathologique) ou dans une forme de contentement, d'une satisfaction longtemps attendue. Dans une société de consommation, on va vous donner l'illusion qu'il vaut mieux être à neuf ou dix.

De nombreux jeunes sont nés dans cette idée. J'ai mené des recherches avec un groupe d'entre-eux. Comme je ne savais pas très bien quoi leur raconter, je leur ai posé des questions. Et notamment, sur la conception du bonheur. Je suis tombé sur ce chiffre de 40 % de bonheur ressenti. Alors je suis allé plus loin avec le second exercice. L'immense majorité se situait à 7, mais ajoutait aussitôt : "j'ai l'impression que mes parents seraient déçus s'ils le savaient, parce qu'ils s'imaginent que je dois atteindre 9 ou 10". Ils se sentaient en déficit de bonheur par rapport au niveau attendu par leurs parents. Constatons que les jeunes se retrouvent globalement dans cette idée de bonheur serein, une réalité plutôt rassurante par rapport à ce qu'on présente comme état de notre jeunesse. 

L'émerveillement, un moteur interne pour le désir de vivre

L'éducation à l'émerveillement est une pédagogie dans laquelle sont investies plusieurs parties prenantes. Quelle est la juste attitude quand nous sommes chargés de l'enseigner ? 

Les deux grands bains éducatifs sont l'école et la famille, deux acteurs majeurs qui vont favoriser le développement d'un enfant. La famille est un espace qui peut être anxiogène ; c'est aussi le lieu préalable de l'émerveillement. Ce qui m'intéresse beaucoup dans l'éducation familiale, c'est quand on observe un petit bébé : on constate qu'il vient au monde avec une capacité de s'émerveiller pour trois fois rien. Vous lui montrez une petite lumière, les yeux d'un enfant qui s'émerveille devant une petite lumière, c'est absolument prodigieux ! Ça veut dire qu'il y a quelque chose en nous qui existe, qui va nous donner envie de vivre.

Le risque est de coloniser, par l'éducation notamment, notre capacité à nous émerveiller. Cela se traduit par une confusion entre le merveilleux et le spectaculaire. 

Si vous voulez avoir envie de vivre, de vous développer, vous devez avoir un petit moteur interne. Et cette capacité d'émerveillement semble être ce petit moteur interne, une capacité de ressource essentielle. C'est-à-dire cette capacité qu'on a de s'émerveiller et pas seulement par rapport à ce qui est jugé admirable de façon générale. Le risque est de coloniser, par l'éducation notamment, notre capacité à nous émerveiller. Cela se traduit par une confusion entre le merveilleux et le spectaculaire. Le merveilleux ne se possède pas et surtout, l'émerveillement suppose aussi qu'on accepte de ne pas comprendre la raison de l’émerveillement en question. 

Dans notre société, il faut une démarche pédagogique plus audacieuse pour affirmer : prenons notre temps et surtout taisons-nous. En tant qu'adulte notre rôle n’est pas de dire aux enfants - et encore moins aux adolescents - ce qu'ils sont sensés apprécier ou non. Demandons plutôt : qu'est-ce que tu aimes, qu'est-ce que tu apprécies ? Dis-moi ce qui t'a attiré. En visitant un musée avec des enfants, demandez-leur par exemple d'aller choisir dans une pièce, la peinture qui leur plaise le plus. Contemplez-la avec eux. 

L’émerveillement au service de la résilience 

Avez-vous suivi des jeunes marqués par des traumatismes et qui, par le mécanisme de la résilience, ont retrouvé - ou du moins maintenu intact - une capacité d'émerveillement ? 

En situation de tension, on va avoir tendance à ne pas s'émerveiller. Si vous êtes en montagne et que vous avez le vertige, vous prêterez moins attention à la beauté du paysage. Le stress, ou une situation de harcèlement, fait perdre momentanément toute capacité de s'émerveiller. Mais un jeune est capable de retrouver cette capacité dans les zones d'abri qu'il va se constituer, dans lesquelles il va pouvoir se reconstruire, pour être en sécurité. Le sentiment de sécurité est indispensable à l'émergence du sentiment d'émerveillement et aussi au mécanisme de reconstruction que connaissent bien, par exemple, les gens qui perdent un être cher. 

Le sentiment de sécurité est indispensable à l'émergence du sentiment d'émerveillement, et aussi au mécanisme de reconstruction que connaissent bien, par exemple, les gens qui perdent un être cher.

Ça suppose ces mécanismes de résilience. Je le disais en introduction qu'il est probable que ce soit un avantage évolutif de l'être humain de pouvoir s'émerveiller, la reprise de développement fonctionne de la même façon. Dès qu'on retrouve des capacités de s'émerveiller par la sensation, par la sensibilité.

L’hypersensibilité n’est pas une maladie

C'est pour cette raison  que j'ai beaucoup de mal à accepter le diagnostic d'hypersensible comme pathologie. Ce n'est pas une pathologie ! Quand une société décide que l'hypersensibilité est une maladie, c'est que cette société est malade. L'hypersensibilité c'est une façon d'être au monde qui fait que vous allez recevoir ce monde et que ce monde dans la façon dont vous le recevrez va stimuler des émotions. Ce sont des reprises de développement. Quelqu'un qui vit un deuil va avoir cette période durant laquelle il faut lui laisser un temps de récupération pendant lequel ce monde n'est plus une source d'émotions, n'est plus une source d'émerveillement. Et puis, progressivement, il y aura des moments où des émotions vont être vécues, pas seulement la joie, mais toutes les émotions.

On peut vivre le merveilleux y compris dans la tristesse. On peut vivre le merveilleux y compris dans la peur. Evitons de réduire les émotions à la joie comme étant la seule émotion disponible ; toutes les émotions sont susceptibles de nous ouvrir la voie de l'émerveillement.

La vraie maladie, c'est l'hypo-sensibilité, le fait qu'on ne vive plus d'émotions, simplement parce qu'on ne se laisse pas le temps de les vivre. Cela se traduit en indifférence, parfois. C'est le cas quand on "scrolle" sur les écrans, et qu'on ne laisse pas le temps aux images de s'installer réellement pour créer une réaction neurologique. Le risque de dérégulation empathique est un piège subtil à l'émerveillement. 

La vie religieuse, exemple d’une vie d'émerveillement 

La lenteur et le silence qui sont des aptitudes essentielles pour renforcer cette capacité d'émerveillement. Fréquentez-vous les moines, Bruno Humbeeck ? 

Mon prénom est celui d'un moine qui fonda un ordre monastique (j'ai aussi deux frères, Benoît et Bernard) et c'est vrai que j'ai longtemps eu une fascination pour les monastères. J'ai parfois emmené ma famille à parcourir des kilomètres pour voir les ruines d'un monastère parce que ce sont des lieux reliés au merveilleux, au sacré. Des lieux dans lesquels le sacré va imposer le silence, l'attente, la lenteur. Le rôle des monastères est d'offrir des bulles de silence et de contemplation. C'est aussi ce qui va constituer dans les sociétés à venir le véritable luxe. Le véritable luxe et le véritable tourisme de luxe, c'est celui de ceux qui arrivent à trouver des endroits dans lesquels il n'y a pas de monde, où ils ne seront pas bousculés par des événements multiples. Certains sont prêts à payer très cher pour se retrouver actuellement dans la situation des moines.

Le 16/17 ©1RCF
Cet article est basé sur un épisode de l'émission :
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