Mai 68 a été "beaucoup plus qu'une parenthèse" et "on en porte toujours d'une manière ou d'une autre l'héritage". 50 ans, ça reste en tout cas "un sujet extrêmement brûlant" et un passé constamment "revivifié, actualisé" et qui suscite des désaccords quant à son interprétation, comme l'observe Ludivine Bantigny, auteure de "1968 - De grands soirs en petits matins" (éd. Seuil). Épisode destructeur et nihiliste pour certains, moment historique créateur et porté par une vraie intelligence sociale et politique pour d'autres, quel regard porter sur mai 68? â
Au seuil de l'année 1968, quand il prononce ses vœux aux Français, Charles de Gaulle ne voit pas ce qui pourrait venir troubler une année qui s'annonce calme et propsère. "En considérant la façon dont les choses se présentent, c'est vraiment avec confiance que j'envisage pour les 12 prochains mois, l'existence de notre pays." (Vœux pour l'année 1968). Un discours qui se veut rassurant mais le chef de l'État "sait très bien que la situation est en réalité très tendue, d'un point de vue social et politique", explique l'historienne.
D'importants mouvements sociaux ont marquée l'année précédente. À Saint-Nazaire, Besançon, Saint-Fons, Lyon, Vaise, des grèves et des occupations d'usines. Avec déjà des discours comme "nous sommes des hommes et pas des robots". Souvent on voit mai 68 comme un mouvement étudiant, "c'est une manière de rabougrir l'événement" selon Ludivine Bantigny. Dans la France de 1968, la prospérité des Trente Glorieuses ne concerne pas tout le monde. "La France est le pays où on travaille le plus en Europe, avec des semaines de travail de 46, 48, voire 50 heures... 5 millions de personnes en 68 vivent sous le seuil de pauvreté."
Ce qui fait dire à l'historienne spécialiste des engagements politiques au XXè siècle que "mai 68 n'a pas commencé le 3 mai dans la cour de la Sorbonne, ni même à Nanterre en mars, avec la création du mouvement du 22 mars, mais que le premier grand mouvement qui marque beaucoup les esprits en 68 ce sont les jeunes ouvriers d'entreprises mécanique et métallurgique de Caen, qui organisent une grève extrêmement suivie, rejoints par les agriculteurs et les étudiants", en janvier de l'année 1968. On peut aussi remontée octobre 1967, à Quimper, "quand les agriculteurs de l'Ouest se rebellent dans des marches très nombreuses et très virulentes." Ludivine le rappelle, "toutes les sources le montrent, il y a une obsession de la question de l'emploi" à cette époque.
Mouvement social de protestation ouvrier initié dans l'Ouest dans la France ou revendication étudiante au cœur de Paris ? âComment caractériser mai 68 ? âDepuis les années 80 l'interprétation qui domine c'est de considérer mai 68 comme un chahut étudiant, une grande récré.
On peut considérer que les troubles qui ont éclaté en mai n'ont fait que réactiver un mouvement social installé dès les années 1966 - 67. Qu'à une époque où "l'écrasante majorité des jeunes de 16 à 20 ans travaille déjà", et où les étudiants "ne représentent qu'une toute petite minorité de leur classe d'âge", il n'est pas possible de réduire mai 68 à un mouvement étudiant. "Il n'est pas rare en 1968 de trouver des jeunes qui ont déjà commencé à travailler à 14 ans, payés aux pièces, petit salaire, qui sont les premières victimes des licenciements, des mises à pied selon les saisons et les rythmes de travail." Qu'en mai 68, enfin, ce sont des personnes issues de milieux sociaux et professionnels divers qui défilent dans la rue - ouvriers, étudiants, militants mais aussi danseurs, médecins, paysans, artisans... L'historienne souligne "la grande complexité" et "la richesse des aspirations" exprimées par exemple dans des cahiers de revendications.
Enfin, en 1968, c'est la guerre froide. Dans chaque camps, des mouvemens de protestation : côté union soviétique, le Printemps de Prague, ce grand mouvement de dissidence contre les régimes autoritaires bureaucratiques de l'Est (du 5 janvier au 21 août 1968), a été sévèrement réprimé. Dans le camps de l'Ouest, il n'y a pas que sur les campus américains que l'on proteste contre l'intervention militaire des États-Unis au Viet Nam. Au Japon, en Belgique, en Allemagne de l'Ouest, en Italie, des jeunes descendent dans la rue, mais aussi à Dakar, Alger, Tunis, Téhéran ou Istanbul.
En 1968, les enfants du baby boom participent d'un phénomène générationnel. Ils n'écoutent pas la même musique que leurs parents - le rock, la protest song - et plus largement, "on a un esprit critique qui se déploie tout au long des années 60". Désormais la jeunesse occupe une place singulière dans la société. "Les jeunes sont de plus en plus nombreux à faire des études, à s'interroger sur le monde".
Dans les revendications de mai 68, il faut entendre aussi bien un rejet du consumérisme et du matérialisme, que des aspirations à un meilleur confort de vie. Ludivine Bantigny décrit cette "tension chez les jeunes", entre ceux déjà lassés du progrès et ceux qui n'y ont pas encore goûté. "S'il y a une aspiration commune, c'est de changer la vie, c'est l'espoir d'une vie meilleure plus épanouie où on travaillerait moins." Il y a quelque chose de très profondément collectuf, insiste l'historienne. "Le cliché qui voudrait que 68 soit un mouvement individualiste, ça me semble être un contresens historique très important!"
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