Dès l'enfance d'Irène, vous comprenez le titre de son livre : Risquer de vivre.
extrait de "risquer de vivre" d'Irène Devos, lu par Catherine Dhérent :
p 9-14 : "Née juste avant la guerre, j'ai grandi en l'absence de mon père, emprisonné pendant six années en Allemagne. On disait de moi que j'étais une enfant vive, pétillante. J'adorais le grand air des plaines de Flandre, je passais mon temps à faire du vélo avec mon frère, mes cousins, les enfants du village… Et c'est justement en jouant à chat perché avec les autres, en 1944, que survient l'explosion qui a tout bouleversé.
Les souvenirs, dès lors, seront à vif pour moi, comme une blessure douloureuse et en même temps à jamais constitutive de mon existence. Quelque chose qui éclate, un bruit terrible…
Nous étions plusieurs gamins à jouer dans la cour devant l'usine familiale. La veille en faisant croire qu'ils avaient trouvé un rat, deux grands avaient invité les deux plus jeunes, tout juste âgés de quatre ans et demi, à fouiner au pignon du garage, où traîne une mine. Qui l'avait mise là ? Personne ne sait, ne saura jamais.
Le lendemain, l'un des deux petits garçons se saisit de l'engin de mort. Dans sa frayeur, l'autre conseille vivement à Francis de tout lâcher, tandis que je cours vers eux : je n'ai rien vu et je ne sais pas ce qui se trame, je n'imagine rien du drame qui se joue. Et je suis toute heureuse d'attraper les autres à notre jeu !
Quand Francis lâche l’obus, la déflagration est terrible. Sa vie est fauchée, les enfants tout autour sont blessés. Et moi, tout près de Francis, je suis gravement touchée à la jambe.
La douleur est à jamais inscrite dans ma jeune mémoire d'enfant. Le corps en lambeaux de Francis. Comment pouvais-je imaginer qu'il était mort ? Voir la mort de près, de si près : comment réaliser ? Je ne connaissais rien de la mort.
Moi, j'étais vivante. Grièvement blessée, mais vivante. À l'hôpital, ma mère a bien fait de refuser qu’on m’ampute. Mais c'est le début d'un long calvaire. Et d'une incroyable révolte contre ce monde des adultes capables de faire souffrir au-delà du supportable.
Les opérations se succèdent, avec les questions lancinantes de la mort, de l'absurdité des hommes qui sont capables de faire souffrir.
La mort m'avait frôlée de près, mais la souffrance paraissait pire encore. Au cœur de mes souffrances, la vie n'était plus vivable. Pour moi, ce n'était pas cela vivre. Quand je disais à ma mère que je préférais mourir, elle pleurait.
Après des mois de souffrance, j'ai pu retrouver ma maison, chaleureusement entourée de ma tribu familiale. Mon père, de retour de captivité, supportait mal cet handicap qui privait sa fille de son enfance. Mais déjà, je m'étais forgé là une vraie force de caractère. Je voulais vivre. Je n'étais pas prête à abandonner.
Souvent clouée au lit, enserrée dans un plâtre, je ne faisais pas vraiment ce que je voulais. Toute scolarité normale était exclue. Mais je ne reste pas inactive. Cet immobilisme forcé m'a conduite à découvrir les terres d'une vie intérieure généralement inconnue à cet âge. Mon parcours scolaire est chaotique, mais je lis beaucoup, j'écoute la radio le jour et surtout à longueur de nuit, jusqu'à la fin des émissions. Après : le grand silence, l’attente jusqu'à l'aube. Et je guette les premiers bruits de la maison qui s'éveille… Mon père qui se lève, fait le café. Je n'étais pas malade, je n'étais donc pas fatiguée… Dieu sait qu’à 17 ans, on a plutôt envie de bouger ! Les nuits, c'est long, très long. En fait, je me préparais à tenir un siège. J'ai passé des semaines, des mois, à attendre, sans rien faire qu’être là.
À force de réfléchir, de remuer sans cesse des idées, c'est une vie intérieure foisonnante qui jaillit. Une réserve d'énergie, une curiosité aiguisée qui vont enfin pouvoir s'exprimer."
RCF est une radio associative et professionnelle.
Pour préserver la qualité de ses programmes et son indépendance, RCF compte sur la mobilisation de tous ses auditeurs. Vous aussi participez à son financement !