Si la métamorphose du langage est le témoin de sa vitalité et de la nôtre, c’est aussi une source d’inquiétude. "Dans ce qui nous inquiète aujourd’hui dans notre rapport au langage, il y a une première chose qu’il faut évacuer et qui est la plus constante, c’est l’impression que notre langage se détériore et que la langue française est menacée par mille et une choses. Cette idée est vieille comme le français ! Ce qui est plus intéressant à regarder est ce qui a rapport avec l’idée de la novlangue, cette langue créée de toute pièce avec l’idée que c’est dans la langue que l’on va obtenir l’obéissance. Certains mots sont supprimés, certaines formules autorisées, d’autres pas. Dans le débat public ces dernières années, il est beaucoup question de novlangue, pour parler de la langue de bois de certains hommes politiques, pour évoquer le langage managérial, les manières de parler très performatives. Avec le sentiment de malaise qui en résulte que quelque-chose est atteint dans la capacité du langage à dire le réel dans sa complexité", explique Anne Dujin, politiste et journaliste, membre du conseil de la rédaction de la revue Esprit, dont le dernier numéro explore cette question du langage.
Philosophe et essayiste, Raffaele Ventura voit aussi les symptômes d’une crise du langage d’un nouveau genre, qui prend deux aspects : " une incapacité de comprendre la dimension pragmatique du langage et un rapport ambigu avec l’ironie, un malaise par rapport à l’usage de certains mots qui crée un conflit".
Pour Erwan Ruty, directeur de l’agence de presse Ressources Urbaines et rédacteur en chef du journal Presse & Cité, cette crise du langage est due à une situation de mondialisation accélérée, "une mondialisation par le biais des élites et une mondialisation par le bas, du fait que beaucoup de gens issus de différents territoires ont un rapport assez nouveau à la langue " .
Alors que c’est par notre langage qu’on contribue à construire le monde, les Présidents de la République ont-ils un rapport complexe au langage ? Quand Emmanuel Macron opte pour un langage châtié, Nicolas Sarkozy n’hésitait pas à déstructurer le langage. " Cela anticipait certaines transformations qu’on voit chez Trump, dont la langue se veut déliée" , constate Raffaele Ventura. Ce qui pose problème, dit-il, c’est l’indicible : "On sort d’une époque où l’on croyait que tout était permis et que l’on pouvait tout dire. Aujourd’hui, on se rend compte face à la réalité des conflits sociaux que le langage est un acte. C’est ce à travers quoi on agit dans la société. Nous sommes face à des changements de société qui nous imposent de prendre conscience de tout ce que l’indicible a pour conséquences sur la société. On se rend compte qu’il y a des mots qui blessent, qui ont des conséquences…".
Pour Anne Dujin, cette tension sur l’indicible s’inscrit dans un contexte américain où différentes communautés sont en proie à des crispations sur ce qu’il est possible de dire sur elles, la manière dont on les nomme... " Il y a des formes de précaution de plus en plus importantes qui se déploient dans l’espace public américain. Et en face, Donald Trump réinvestit un rapport complètement pulsionnel à la langue, qui consiste à ouvrir les vannes. Avec les effets de destruction qu’on observe, politique, sociale, institutionnelle" .
En France, et notamment dans quartiers populaires, la crispation est-elle aussi visible ? Erwan Ruty relativise le problème. S’il existe une crispation envers les institutions, il y a un attachement qui reste très fort à l’école. L’engouement pour les très nombreux ateliers d’écriture témoigne selon lui d’une vraie "gourmandise par rapport à la langue" pour des élèves qui se révèlent et peuvent "s’approprier l’oralité, d’une manière non académique mais extrêmement impressionnante".
" Beaucoup plus que la langue de bois, c’est quand le dévoiement du langage a lieu au cœur de nos rapports quotidiens, que l’on est aliéné par le langage. Ce n’est pas un langage pour dire ce qui est mais pour faire advenir une situation par la force" , décrypte Anne Dujin, à propos du caractère performatif du langage. Face à ces formes de dévoiement et à la réduction du langage à sa fonction de communication, l’exigence qu’on doit avoir est celle de la précision et du refus de la duplicité (" un licenciement, c’est un licenciement" ) non pas pour ce qu’on veut qu’il fasse advenir mais pour décrire la vie telle qu’elle est … Tout en sachant que le langage performatif peut aussi avoir des aspects positifs, pour pouvoir construire le peuple, la démocratie et le vivre-ensemble.
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