C’est dans le bouillonnement d’une époque suffoquée par ses propres mécanismes de contrôle que s’élève la statuaire customisée d’Agora - une installation grand spectacle branchée sur les fréquences de la révolte.
Une initiative des ateliers du RAVI, à visiter sans faute au théâtre de Liège jusqu'au 12 avril.
Il faut dire d'emblée qu'Alexandre Bavard n’en est pas à son premier forfait dans l’art subtil de transfigurer l’émeute en oeuvre plastique. Agissant sous le blaze de Mosa, ce graffeur issu des marges de la ville lumière s’est imposé avec une frénésie urbaine dans les arcanes compassées de l’art contemporain. En traitant toutes les disciplines et tous les supports, l'artiste s'échine déjà depuis quelques années à y opérer une nouvelle alchimie: une sorte de bijection créatrice très audacieuse, à la fois élitiste et populaire, qui transpose les codes de l'art de rue vers les nefs blanches des galeries. Ainsi avec la performance "Passerelle" présentée en juin 2024 à Berlin, des sculptures comme "Le Boxeur" (2024 - Recklinghausen - Allemagne) ou son installation multimédia "Temps Mort" (2024 - Bonifacio - Corse), on comprend très vite qu'Alexandre Bavard se place comme une sorte de vandale de l'art conceptuel et qu'il se donne comme intention artistique première la transcription esthétique de l'insurrection.
Assurément, dans la continuité de son travail, l'installation Agora relève d’un tour de force, d’une entreprise où l’espace se plie à la volonté d’une vision singulière, façonnée avec une science toute instinctive de l’effet et de la création d’ambiance. Faisant sienne la théâtralité du lieu, Alexandre Bavard nous propose donc ici une convaincante fiction sculpturale où se devine un Olympe de série B, une chambre des Héros surgie d’une parodie de spot publicitaire tirée des films de Paul Verhoeven. Dans ce sanctuaire hybride, fusion d’un Panthéon antique et d’un décor de laser-game, l'artiste assemble majestueusement une cohorte de colosses chromés aux teintes variables, soumise aux caprices des gélatines de spots projetées sur leur surface miroitante.
Ainsi la statue The Watcher trône, hiératique, en une réminiscence corrompue d’un Dieu archaïque, avec sa barbe impérieuse et son regard d’abîme. Tout comme The Boxer, Baldo et The Blind Woman, enfants sculpturaux d'une résidence aux RAVI, qui distillent tous une présence équivoque, oscillant entre la menace et l’énigme, entre l’idole et le fantôme.
Dès lors, au sein du théâtre de Liège, ces fameux vandales chers à l'artiste, ces figures héroïques de l’effraction murale, ressurgissent sous sa judicieuse houlette scénographique. Ici non pas comme de simples pillards d'espace public, mais transmutés en guerriers modernes, archétypes d’un graffiti obstiné et légitimement revendicatif - de cette griffure urbaine qui lacère sans concessions les façades du Pouvoir.
Dans ce dispositif, cette calligraphie insoumise, peinte à même les socles des mannequins de l'installation, devient alors un rite de sédition au sein d'une mise en scène pulp: car ici l’effacement n’abolit pas— il métamorphose. Chaque tag banni, chaque trace nettoyée, renaît dans un ailleurs, en une gestuelle subversive et obstinée, preuve que cette écriture clandestine fonctionne comme un caillou dans la chaussure des dominants.
Par la même, dépassant la simple allusion au Street Art, ces statues de graffeurs, délinquants transfigurés en idoles de bronze, côtoient également des représentations rendant hommage aux gilets jaunes, desquelles se profile, en un rappel courageux, la silhouette de The Boxer. Cette sculpture, déjà chargée d’une fougue chevaleresque, ressuscite le corps de Christophe Dettinger, le "gitan de Massy", gladiateur contemporain et enfiévré, jeté à l'époque contre les remparts de kevlar des CRS, ces légionnaires 2.0. Remis en avant au sein de l'installation avec des protège-poignets d'or, les poings du dissident ayant martelé l’impassibilité policière s’ancrent alors dans une mythologie nouvelle où l’émeute se fait apologue et la révolte, légende.
Mais, en dehors de rendre un hommage aux rebelles contemporains à travers un mausolée greco-futuriste, Agora fonctionne surtout comme un spectacle mettant en scène la chute d'un monde. Une sorte de pièce de théâtre uchronique qui, en plus d'établir un constat, expose la mise en place d'un totalitarisme asphyxiant l'expression verbale. Jadis ouverts comme des places antiques baignées de soleil, les Agoras - ces espaces de paroles - se sont depuis repliés, recroquevillés dans les interstices de plus en plus étroits. Fliquée, essorée par un dogme libéral désormais stérilisateur, la parole ne s’écoule plus qu’en ruissellements suspects, qu’en sources troubles où surnage une vérité corrompue. Empoisonnée, cette source l’est dès lors qu’elle jaillit des bouches officielles, distillant un venin doctrinal qui force l’homme éreinté à chercher, ailleurs, un puits salutaire où s’abreuver sans craindre d’être drogué par le mensonge.
Ainsi, malgré la bande son modulable, composée de musique électronique planante (et parfois assourdissante) de l'artiste Chaze, on devine, dans cette mise en espace solennelle, une esthétique de l’effacement, une poétique du retrait, où paradoxalement la dignité prend la figure d’un acte politique, et le silence, celle d’un refus retentissant. Cette noblesse statique contraste également avec les lasers et ce canon à fumée, références directes aux "rave-party" illégales, qui demeurent malgré tout de brillants effets de styles destinés à impressionner le public. Outre le fait que le but soit atteint, ce parti-pris met également en lumière le vacarme digital de notre époque dont le souffle pleinement perceptible persiste à hanter les ruines du verbe.
D'ailleurs, parlons-en de ce verbe... Il se déploie pleinement sur l’écran circulaire où se projettent les images de deux films (en VF, s'il vous plait)– tandis que ce cercle n’est pas innocent: il convoque la symbolique du Sacré illustrant la matérialité de l'infini. Ainsi en va-t-il du montage alterné de Victor Delattre, ciselant dans la lumière une lutte souterraine : le verbe y oscille, balançant entre l’affranchissement et la servitude, entre le passé englouti et un futur inéluctable.
Dès lors, en agençant les visions contraires de THX 1138 (1971) de George Lucas et de La Chute de l’Empire Romain (1964) d’Anthony Mann, la composition tisse un dialogue entre deux dystopies pourtant convergentes derrière leur antagonismes stylistiques. L'ingénieuse rythmique du montage fait en sorte que les conséquences de l'une se surimpriment sur les constats de l'autre. Et, dans les deux cas, l’effondrement est inévitable avec la sentence déjà inscrite dans le marbre du temps.
Et qu’est-ce, sinon la fatalité même du verbe, que ce processus d’effacement ? Qu’il soit caviardé par l’autorité ou délité par la décrépitude des âges, il devient l’allégorie obsédante du cycle politique, de ce perpétuel ressac des Régimes, s’érigeant en Empires pour mieux choir. Pour couronner le tout, cette inexorable ronde est figurée par la silhouette massive d’une lune tournoyante, immense astre spectateur de l’éternelle vanité des Grandes Puissances, offrant à l’ensemble cette touche indispensable de métaphysique, ce soupçon de magnétisme qui nimbe le tableau d’une beauté cosmique et désolée.
Finalement, telle une excroissance logique de l’installation "Temps Mort" présentée à la Biennale de Bonifacio, Agora s’inscrit dans cette même veine délétère: celle d'une méditation moderne aux accents pop sur la chute des peuples. Non point en une reconstitution muséale, encore moins en une prophétie doctrinale, mais en une véritable suspension du temps, une stase de lasers à la fois inquiète et ludique où le passé rampe sous les drapés du futur.
Chez Bavard, la démocratie ne s’effondre point en un silence stérile ; elle se diffracte, se délite, mais persiste — fantomatique et vaporeuse — au creux même de ses propres décombres. Elle n’agonise que pour mieux muter, s’arrachant à ses anciennes dépouilles, se recomposant sous des formes altérées au parfum dystopique de plus en plus défini, presque monstrueux et assurément totalitaire. Et dans ce théâtre en flammes de synthèse, entre stèles de parpaings disloqués, colonnes lépreuses et statues de chrome, elle survit — comme une torche vacillante, presque éteinte, dans l’alcôve de la décadence.
Reg'Art, une émission d'Alain Bronckart et Jean-Marc Reichart pour mieux voir et comprendre l'art d'aujourd'hui.
Avec la participation d'Isabelle Simon et Lucien Rama.
Tous les lundis à 18h10, rediffusions le mercredi à 9h03, le jeudi à 21h & le samedi à 22h, sur 1RCF Belgique.
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