Existe-t-il encore du "Je"? La globalisation est devenue synonyme d'uniformisation des modes de vie mais aussi des modes de pensée. Avec des individus regroupés en panels qui fourniront des chiffres statistiques, pour servir des intérêts économiques et politiques. Système qui s'appuie largement sur le web et les réseaux sociaux. Censés donner la parole aux internautes, ceux-ci créent paradoxalement, une sorte de vide existentiel où plus le "je" se donne en image, plus il s'éloigne de lui-même. Clotilde Leguil, auteure de l'ouvrage "'Je' - Une traversée des identités" (éd. Puf), identifie trois logiques totalitaires à l'œuvre dans notre société.
Une part de notre "je" est "menacée" dès lors qu'on vit "dans un monde qui nie la dimension de l'histoire et notament l'histoire subjective de chacun". Dans le célèbre roman "1984" (écrit en 1949), George Orwell décrit une société qui serait la synthèse des totalitarismes fasciste nazi et communiste. "À la place d'un questionnement possible sur ses croyances, ses pensées, son être, son désir, on impose un discours qui enjoint à croire dans une identité totale, une identité qui est aussi totalitaire." Et le héros d'Orwell est "un homme qui ne parvient pas à oublier son 'je'".
"On a beaucoup à apprendre de '1984'", pour Clotilde Leguil, car "l'une des premières mesures de ce régime consiste à couper le sujet de son passé". Avoir une histoire en effet, c'est se définir comme un être singulier. Or, aujourd'hui, "il y a quelque chose dans la digitalisation de nos rapports sociaux qui contribue à un certain effacement de l'histoire", pour la philosophe. Avec ce paradoxe qu'il reste difficile d'effacer les traces qu'on laisse sur la toile. Il en résulte "une cacophonie" et surtout "une annulation du rapport au passé".
Chaque être humain aime, souffre, manque, désire... Voilà qui est incompatible avec l'algorithme ! Clotilde Leguil "ne cache pas ses inquiétudes par rapport à cette gouvernance algorithmique qui finalement choisit à notre place, nous propose des objets de désir avant même que nous ayons eu le temps de les désirer, tout ça passant par l'univers de la toile". Certes internet a des aspects "réjouissants" mais si "cette quantification englobe la totalité de l'existence" il y a de quoi sêtre inquiet.
"Le principe même de la quantification du monde est la négation de la subjectivité." Même si "au nom du discours de la science" et de la sécurité, on cherche à gouverner les masses par "un rapport purement quantifatif au monde", il n'en reste pas moins que "ce type de pouvoir ne peut s'exercer qu'à partir du moment où la dimension du sujet est niée". Et cette quantification suppose, rappelle la philosophe, "une anonymisation de chacun". Où l'individu est désigné par une série de nombres.
"Le narcissisme de masse est le goulag des temps modernes" - graffiti repéré par Clotilde Leguil à Venise, ville touristique par excellence, où chacun se prend en photo devant les canaux et autres palais... Le narcissisme en psychanalyse est "un moment nécessaire" du développement du sujet. Mais aujourd'hui, le sujet "écrasé par la quantification du monde", trouve dans les réseaux sociaux "une autre voie". Celle de la mise en scène de sa propre vie pour dire qui il est. "Paradoxalement, cette voie-là entraîne un repli sur sa propre image, et beaucoup d'angoisse."
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