À Paris, Londres, Barcelone ou Saint-Pétersbourg, on peut désormais dîner dans le noir. Non pas pour faire l'expérience de la cécité, mais pour questionner nos sens. Et aussi nos rapports sociaux. Parle-t-on aux autres de la même façon si on ne sait pas à quoi ils ressemblent ? L'un de ceux qui ont imaginé ces dîners "Dans le noir ?" et aussi les spas - le premier spa Dans le Noir ? a été lancé à Paris - Didier Roche, est aveugle, ce qui ne l'a pas empêché de devenir entrepreneur et le co-fondateur du groupe Ethik Investment.
Quand on dîne dans l'obscurité, "l'aliment ne peut plus se cacher derrière sa couleur ou son positionnement dans l'assiette". Aussi, ce que Didier Roche, avec Fabrice Roszczka et Édouard de Broglie, a voulu proposer aux clients des restaurants "Dans le noir ?" c'est d'abord de s'étonner de nos sens. Et si notre vue conditionnait notre odorat et notre goût? Et est-ce qu'elle ne conditionnerait pas non plus nos relations amicales ? Quand on est dans le noir absolu, on est bien obligé de discuter avec son voisin, sans se fier à ce que son apparence physique dit ou pas de lui.
"Ce sont des aveugles qui vont vous aider à aller vers votre table, là où dans la rue c'est nous qui allons nous aider à traverser." Les spas et les restaurants "Dans le noir ?" inversent les rôles, non pas pour vous faire faire l'expérience d'être aveugle, mais pour "pouvoir porter sa confiance dans des personnes qui a priori ne sont pas légitimes à quelque chose", explique Didier Roche. "Pour une fois, dans le noir, c'est l'aveugle qui devient votre guide."
Un jour, un professeur de Conservatoire rencontré dans la rue - "Quand on ne voit pas, on a la chance de pouvoir solliciter l'accompagnement d'autrui et c'est beaucoup d'humanité finalement !", dit-il - un professeur de conservatoire, donc, lui a raconté cette anecdote. À l'un de ses élèves aveugle il a entrepris de décrire un paysage de montagne. "Il lui a parlé des clochers au loin, des vaches au loin..." Et une fois cette description faite, le jeune élève lui a fait remarquer l'oiseau à un mètre derrière lui, le grillon à ses pieds... "La personne voyante n'avait pas perçu l'immédiateté du paysage, elle se focalisait là où son regard l'emmenait."
C'est un peu comme ça que Didier Roche vit sa cécité. "Elle induit chez moi le fait de développer les autres sens pour appréhender l'environnement, plus audio, plus tactile, plus gustatif, plus olfactif." Il ne parle pas d'un sens ou d'un autre qui serait devenu plus performant mais de sens affûtés différemment. Et à force de "développer des compétences de compensation", c'est "un véritable univers sensoriel" qui s'ouvre à lui. "Que vous ne percevez pas", dit Didier Roche.
Devenu aveugle à l'âge de six ans, Didier Roche a "des souvenirs visuels". Mais "au fur et à mesure du temps, dit-il, finalement cette dimension visuelle revêt une importance de moins en moins évidente". En tout cas moins que lorsqu'il venait de perdre la vue. Un drame qui a marqué la vie de toute la famille : son frère de quatre ans son aîné a pris une arme dans un garage pour jouer et sans savoir qu'elle était chargée, a tiré sur Didier. "C'est toute la famille qui a été extrêmement marquée par cela." Il y a eu depuis les tentatives de suicide du père, la fragilité psychologique du frère, mort il y a sept ans, et qui n'a jamais réussi à dépasser sa culpabilité autrement que dans l'alcool et la drogue. "Je suis issu d'une famille ouvrière donc tout ce qui était psychologie, thérapie... ce n'était pas du tout des choses auxquelles on pouvair penser."
Didier Roche, pourtant, est devenu un battant, un "serial entrepreneur" même - comme indiqué sur son site internet. Et s'il doit sa force à quelqu'un c'est à sa mère, dit-il. Une mère qui a connu l'angoisse de voir son jeune fils aveugle partir jouer avec ses amis sans savoir s'il n'allait pas lui arriver quelque chose de grave. Un fils handicapé qu'elle a "laissé vivre comme un enfant", témoigne Didier Roche. "Je ne sais plus qui disait que derrière chaque grand homme se cache une grande femme, derrière chaque petit homme comme moi aussi : et cette femme c'était ma maman qui m'a permis d'être ce que je suis aujourd'hui."
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