Même si les années 2010 possèdent une réputation discutable dans le petit monde snob de la critique culturelle, elles comportent malgré tout leurs lots de chef-d'œuvres intemporels et inestimables.
C'est dans ces conditions que "First Reformed", joyaux noir du néo-cinéma transcendantal, arrive en tête de ces films contemporains qui parviennent à se hisser sans conteste au Panthéon du 7e art ainsi qu'à celui de la rédemption chrétienne sur grand écran. À l'image de l'Enfer glacé de Dante ou du soleil satanique de Bernanos, Paul Schrader nous offre ici une opale noire rayonnante d'une lumière sombre, certes, mais suffisamment belle et intense pour finir par éclairer les sillons de l'Amour.
Critique et analyse de Jean-Marc Reichart.
Scénariste de "Taxi Driver" et de "Raging Bull", Paul Schrader apparait comme un réalisateur assez inégal du nouvel hollywood. Cependant, si l'auteur a filmé des navets à la limite de la télénovela ("The Canyons" avec Bret Easton Ellis au scénario), il est surtout capable de fulgurances absolument remarquables.
Très influencé par Robert Bresson, notamment par le "Journal d'un curé de campagne" et "Le diable probablement", le cinéaste propose dans "First Reformed" une quintessence de son propre cinéma.
Le récit suit Ernst Toller, un pasteur d'une petite église historique de New York, qui traverse une crise spirituelle. Cet ancien aumônier militaire est hanté par la mort de son fils en Irak et lutte contre un alcoolisme qui l'aide à supporter un grave cancer du colon. L'intrigue se lance vraiment avec Mary, une fidèle de son église, qui lui demande de l'aide pour son époux Michael, un militant environnementaliste dépressif. Désespéré par l'état de la planète, Michael se suicidera peu de temps après la rencontre avec notre protagoniste. Très affecté par cet acte et après avoir découvert la corruption effective de son église, le prêtre Toller devient obsédé par l'idée de la protestation violente contre les destructeurs de l'environnement. Le film atteint finalement son apogée avec la planification par le pasteur d'un attentat lors de la célébration du 250e anniversaire de son église, mais l'attachement que Toller ressent pour Mary le pousse à reconsidérer ses choix à la dernière minute...
Avec cette œuvre, qui prend la deuxième place dans sa trilogie de la rédemption ("The Card Counter" à la première puis, enfin, "Master Garderner"), Schrader enssere violemment le spectateur dans un étau thématique semblable à un piège avant de le libérer lors d'un un climax tout aussi salvateur qu'émouvant.
Joué par un Ethan Hawke déchirant, cet ecclésastique, incapable de sauver un jeune couple d'écologistes en perdition puis confronté à sa propre décrépitude, permet au réalisateur de traiter subtilement, mais aussi de façon lyrique, bon nombre de thèmes récurrents qui lui sont chers. Il paviendra, par leurs biais, à faire voyager son protagoniste jusqu'au bout du désespoir, juste avant qu'il soit rattrapé par la Grâce. Offrant, alors, au spectateur une délivrance affective totale et à son personnage principal une conclusion en apothéose qui s'apparente à la plus belle des rédemptions.
Sur fond d'éco-anxieté, Paul Schrader nous livre prioritairement, avec "First Reformed" un récit symétrique et ordonnancé qui s'entrechoque avec l'utraviolence intérieure de ses personnages.
Le réalisateur réussit à mettre en images un cocktail hautement improbable: un mélange anthracite, fluide et épais, qui fonctionne à merveille grâce aux secousses de l'ascenseur émotionnel que la boulversante fin du film représente.
Car, en bon archétype "Schraderien", Ernst Toller est un religieux complétément hanté par son histoire personnelle, notamment par la mort de son fils et l'échec de son mariage. Sa quête de rédemption le pousse à des actions extrêmes, mettant en lumière la façon dont les individus cherchent à expier leurs fautes, à trouver un sens à leur souffrance. On oscille pendulairement, avec le traitement de Toller, entre la mortification et un abandon au découragement le plus total. Et c'est encore une fois, ici, une vraie obsession chez le réalisateur de mettre en scène des archétypes tiraillés qui ressentent intensément l'état de décrépitude et de décadence du monde.
Ils vont chacun, à leur manière, tenter d'y répondre de façon démesurée et subversive, par exemple à l'instar de Robert de Niro dans "Taxi Driver", une autre figure exaltée écrite par Schrader. D'ailleurs, ce feu intérieur que possèdent les personnages torturés du film doit impérativement être mis en exergue avec une maîtrise froide inhérente à la réalisation de "First Reformed". Nous sommes bien en présence d'un film minéral, aux teintes bleues et grises à l'étalonnage délavé. Bénéficiant d'un rythme très intéressant, le montage demeure lent et programmatique parvenant à induire derrière ce calme de façade un malaise nerveux qui bouillonne, qui grouille et se dandine. Enveloppé paradoxalement d'une atmosphère très contemplative, Schrader nous livre ici un film à l'esthétique malade et au message aporique, pouvu d'une plastique tout à fait particulière qui irradie une espèce de sérénité intranquille. Il y a quelque chose de très métrique, de très programmatique qui reste malgré tout vicéral, complètement possédé, au-delà de cette exécution toute en sobriété. Et tout comme dans certains films de Pialat (desquels la photographie de "Firts Reformed" s'inspire ouvertement), la gravité et le poids des choses sont traités de façon à être équivalentes à la légèreté et à la plénitude que la Vie est en capacité d'offrir.
Au-delà du dépérissement, le film décrit aussi le portrait intense d'une certaine forme d'isolement psychologique. Le pasteur Toller y est présenté comme un solitaire, physiquement et émotionnellement distant de ceux qui l'entourent. Sa réclusion nourrit au fur et à mesure sa détresse, rendant ses actions de plus en plus nocives et sa psyché de plus en plus crépusculaire.
La vacuité des réponses officielles face à l'état du monde qu'on nous présente alimente également cette descente aux enfers psychique. L'ampleur de la situation et la terrible menace du dérèglement climatique global contrastent complètement avec l'inanité des solutions proposées dans le métrage. Les autorités morales et institutionnelles n'ont strictement rien à répondre à ces prédictions pourtant funestes: le shérif, le médecin, le leader de l'église, le psychologue de groupes... tous restent dans une position protocolaire en disjonction totale vis-à-vis de l'importance des enjeux à venir.
Pour parfaire ce climat anxiogène et dans une veine "Tartuffienne", Schrader n'hésite pas non plus à critiquer frontalement le mariage entre l'Église protestante et le capitalisme destructeur. La megachurch locale, Abundant Life, est montrée comme étant complice de la dégradation environnementale par ses liens avec des entreprises polluantes. De fait, la mise en lumière de certaines institutions religieuses hypocrites, prêchant la morale mais fermant les yeux sur les pratiques destructrices de leurs bailleurs de fonds, affirme la volonté du réalisateur d'aller au bout de la désolation. Le stade terminal de l'avilissement s'incarne, dans "First Reformed, en une inversion des valeurs, soulignant par la même la présence effective et prégnante du Mal dans le déroulement du récit.
Il est aussi important d'appuyer que c'est cette ultime prise de conscience douloureuse, semblable à un débordement, qui va pousser Toller à envisager l'irréparable: celui d'un double péché mortel qui a pour but de sauver la première création de Dieu, à savoir la Nature. Et c'est en fomentant cet éco-attentat-suicide, au fond totalement vain et arbitraire, que Toller atteint le point de non retour. Il a largement dépassé le stade de la culpabilité et se laisse délibérément aller à une mortification élargie, se mettant à boire du débouche-toillettes, se confectionant un silice de fortune avec des barbelés juste après s'être fixé autour de la taille, complètement hagard, une ceinture de bombes artisanales.
Très rigoureux dans ses intentions, Schrader s'esr arrangé pour que le couple écologiste soit la métaphore parfaite des deux pôles de notre protagoniste. Toller fait alors ici siennes les tendances morbides de l'époux éco-anxieux et suicidé. Et ce sera à travers Mary, sa veuve qui, elle, incarne les pulsions de vie, que le pasteur va littéralement échapper à l'Enfer et, finalement, être sauvé par l'Amour. Lors d'un Happy-Ending choc, semblable à un coup de défibrillateur, le spectateur est tout à coup pris par surprise dans un tourbillon de passion amoureuse, le prêtre laissant tomber tous ses projets funestes pour sauter dans les bras de Mary, apparaissant à travers la porte, et l'embrassant fougueusement. C'est comme si l'on était en apnée durant tout le film et que la fin représentant la bouffée d'air salvatrice du retour à la surface. Un souffle beau et violent qui expire enfin l'air malfaisant contenu dans les poumons du spectateur.
Ainsi, tout en opérant une critique sous-jacente du protestantisme en tant que mystique néolibérale; Schrader jongle, dans "First Reformed", avec maestria; faisant virevolter la déchéance, la lourdeur et le fatalisme au côté du réveil des sens, de l'exaltation charnelle, de la passion et de l'Amour. "Firts Reformed" demeure ainsi une œuvre boulversante, au ton romantico-expressionniste voir auto-flagétatoire, à la maîtrise formelle et à la colorimétrie extraordinaires. En définitive, visionner ce film consiste en une expérience remuante, à cheval entre la fascination esthétique et l'aspiration au néant, semblable au fait de vouloir, comme Toller, purger son Âme au liquide vaisselle.
Découvrez plus de décryptages de films qui questionnent ou sont en lien avec la foi chrétienne dans L'Oeil de dieu, une émission proposée par Laurent Verpoorten, co-animée avec Dimitri Laermans et Jean-Marc Reichart.
RCF est une radio associative et professionnelle.
Pour préserver la qualité de ses programmes et son indépendance, RCF compte sur la mobilisation de tous ses auditeurs. Vous aussi participez à son financement !