"Que du bonheur !" La formule était très à la mode il y a quelques années. On la répétait souvant quand on ne savait plus quoi dire, comme des points de suspensionà la fin une phrase... "Que du bonheur !" Pour Laurence Devillairs, la formule pose question : le bonheur est-il sans mélange ? "Existe-t-il des moments où il n'y a pas autre chose à vivre qu'un bonheur absolu, total ?" Comme si le bonheur n'était qu'une "bulle enchantée" une couche de "Tipp-Ex" sur le réel. La philosophe propose une réflexion passionnante sur cette injonction au bonheur, dans "Un bonheur sans mesure" (éd. Albin Michel).
"Vivez dans le présent" ; "Respirez" ; "Prenez conscience que vous marchez" ; "Positivez" ; "Devenez l'auto-entrepreneur de votre épanouissement"... Autant de refrains qui signent l’air du temps. Le bonheur, valeur refuge à une époque incertaine. Pour Laurence Devillairs nous serions devenus les forçats d’un bonheur obligatoire avec ses injonctions, ses livres et ses gourous. Dans son livre, elle explique pourquoi le bonheur ne peut se réduire aux recettes de la psychologie positive.
Le bonheur, c'est même devenu l'unité de mesure avec laquelle jauger les instants de notre vie, remarque la philosophe. Prenez n'importe quel moment de votre journée : s'il ne vous rend pas heureux, peut-on le considérer comme important ? On dirait que la valeur bonheur a effacé toutes les autres, liberté, joie, vérité, pensée, action... "Si ça rend pas heureux ce n'est pas la peine qu'on y intéresse." Seulement voilà, "quand quelque chose se passe et que c'est bien, est-ce forcément parce qu'on est heureux ?"
Dès les années 50 / 60, la philosophe Hannah Arendt (1906-1975) l'avait pressenti. Elle déplorait déjà qu'un pays comme la France, celui des grandes passions politiques et des grandes espérances, se contente des petites choses et des petits riens. Et surtout qu'il ne soit plus capable d'inventer son avenir. Comme le raconte Laurence Devillairs, Hannah Arendt évoquait "un bonheur entre le chat, l'armoire, le lit et le pot de fleurs". Quand on voit aujourd'hui quel engouement remporte les livres ou émissions de télévision sur la cuisine, la décoration, la méditation, on se dit qu'Hannah Arendt, était "prophétique" ! Finies les grandes espérances politiques, collectives, bonjour le petit bonheur de l'économie domestique. Celui que l'on s'offre pour soi, entre soi.
Arrêt sur image. Il n'y a qu'à parcourir Facebook ou Instagram pour voir que le bonheur, on l'esthétise continuellement. "Nous sommes des empaillés du bonheur, dit la philosophe, on l'affiche parce que oui c'est beau." On le montre par des photos (que l'on retouche) comme on montre le succès de "sa petite auto-entreprise de bonheur". Et très curieusement, "en même temps on sent le besoin de spiritualiser tout ce qui peut l'être : les objets sont spiritualisés, les photos montrent un enchantement permanent, une spiritualisation de tout et n'importe quoi".
Si l'on fait un lien entre ce qu'Alexis de Tocqueville (1805-1859) disait de la démocratie en Amérique et l'analyse qu'en faisait Hannah Arendt, on peut considérer que le risque de la démocratie, c'est qu'elle endort doucement les gens dans le matérialisme. S'il y a tout lieu de préférer la démocratie à n'importe quel autre régime, on ne peut nier qu'elle comporte un danger : "l'assoupissement des volontés, des pensées, des désirs, des aspirations..."
Pour Laurence Devillairs, avec la démocratie "on remplace le bien-être par le bonheur et l'espérance par le confort". Rien de très grave, mais "un petit danger" tout de même, observe la philosophe, danger "dont il faut se méfier car c'est une érosion permanente et continuelle". Une molesse démocratique où rien n'est vraiment grave mais rien n'est très grand non plus.
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