« SEREZ-VOUS LE MOÏSE DU PEUPLE TOUAREG ? »
Si la question heurte la modestie de Mohamed Ag Malha, elle ne choque pas ses convictions religieuses. « Notre Islam n’a rien de commun avec l’Islam persécuteur qui nous opprime aujourd’hui. Tous les peuples du Livre, les Juifs et les Chrétiens, sont nos frères. Mais j’espère que notre exode dans cette partie stérile du Sahel sera moins long que celui des Hébreux dans le
Sinaï. » A 67 ans, cet ancien professeur de maths et de physique à Tombouctou, Mohamed Ag Malha, a été désigné comme chef de la communauté des réfugiés maliens du camp de M’Berra, dans le sud-est de la Mauritanie, à une cinquantaine de kilomètres de la frontière malienne.
Par milliers, ils ont fui Tombouctou et sa région quand les djihadistes ont pris la ville, en avril 2012. Depuis, la cité a été reconquise par l’armée malienne soutenue par les forces françaises mais, entre soixante mille et cent mille réfugiés ont préféré rester du côté mauritanien de la frontière. Mohamed Ag Malha explique le peu d’empressement des déplacés à rentrer chez eux : « Le Président malien a été incapable de m’assurer que les djihadistes ne pourront pas envahir le nord du Mali en quelques jours quand ils le décideront. En choisissant l’exil, nous mettons notre Islam modéré à l’abri d’une religion brutale que prétendent nous imposer nos envahisseurs. »
Sur les huit kilomètres carrés du camp de tentes et de tôles, les familles ne survivent que grâce aux secours alimentaire que leur distribuent l’ONU et les ONG. Mais les rations de riz comme de sucre ne cessent de diminuer. « D’innombrables conflits dans le monde ont provoqué des catastrophes humanitaires auxquelles il faut faire face, se désole Ursula Schulze Aboubacar, représentante de l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés en Mauritanie. Les pays donateurs ne savent plus par où et par qui commencer. »
A M’Berra, pour anticiper la réduction probable de l’aide alimentaire, les réfugiés s’acharnent à transformer en champs et en jardins quelques parcelles arrachées au désert qui menace sans cesse d’engloutir le camp. C’est un travail épuisant auquel se consacrent les femmes. Leur obstination à faire fleurir le désert malgré le vent de sable qui anéantit le fruit de leurs efforts est à la mesure de leur terreur d’avoir à retourner au Mali. Chacune de ces femmes, traçant des sillons dans le sable a ses propres souvenirs d’injustices et d’outrages infligés.
A M’Bera, les femmes ne se couvrent le visage que pour se protéger du vent cruel du désert. Et, malgré la disette et les travaux exténuants dans les champs et aux points d’eau elles ont le sentiment d’être plus libres qu’elles ne pourront jamais plus l’être là où les djihadistes sont devenus les maîtres. La menace islamiste grossit pourtant à moins d’une heure de piste de M’Bera. Le camp est protégé des enlèvements et des raids par des unités de l’armée et de la gendarmerie mauritaniennes qu’il est formellement interdit de photographier. Les troupes de Nouakchott ont déjà repoussé plusieurs attaques d’AQMI sur le camp et la ville voisine de Bassikounou. Mais, selon Cheikh Ag Mohamed, les terroristes ne font que jouer au chat et à la souris avec les réfugiés. Personne, dans le camp, n’est plus directement menacé par les djihadistes que ce jeune homme de vingt ans. Cheikh Ag Mohamed a participé au film Timbuktu, réalisé par Abderrhamane Sissako. Il y incarne un
chauffeur, combattant djihadiste, sincère, qui ne cesse de pointer l’hypocrisie de son chef, un bon à rien, injuste et impudique. Pour sa participation au chef d’œuvre de Sissako, Cheikh Ag Mohamed n’a été payé que quelques centaines d’euros. Mais les terroristes d’AQMI sont convaincus que le jeune acteur a reçu un cachet énorme pour son rôle dans un film qui a reçu la Palme d’Or à Cannes et un Oscar à Hollywood. Les djihadistes exigent leur part du supposé gâteau en promettant la mort à Cheikh Ag Mohamed. Le jeune homme exprime son désespoir sous un abri de chiffons accrochés à quatre perches plantées dans le sable brûlant du camp. « Je n’ai rien. Je n’ai pas de famille.
La terre entière connaît mon visage, ma voix, mais personne ne se demande ce que je suis devenu. Mon seul espoir de m’en sortir est de tenter de passer en Europe en traversant le Sahara et la mer. Mais je sais que dès que j’aurai mis un pied en dehors des limites du camp je serai enlevé, torturé et égorgé. » Deux autres acteurs de Timbuktu , Layla Walet Mohamed (Toya, la fille du héros) et Mehdi Ag Mohamed el Hadj (Issan, le jeune berger) vivent aussi à M’Bera. Ces deux jeunes adolescents sont protégés par l’ensemble des familles du camp. On s’inquiète particulièrement pour Layla qui, parce qu’elle est une jeune fille, subirait un sort plus effroyable que la mort si elle était capturée par les trafiquants qui font le commerce d’esclaves sexuelles avec
le Qatar et l’Arabie saoudite. Isolée au milieu du désert, la population de M’Bera a appris le succès de Timbuktu et la fureur des Islamistes par l’intermédiaire des prêcheurs salafistes qui arrivent chaque jour en se mêlant au flot des réfugiés. La population du camp manifeste sa méfiance à l’égard de ces prédicateurs qui infiltrent M’Bera pour prôner un Islam violent et rigoriste, en tous points contraire à la religion que suivent les réfugiés. Mais la « dawa », l’invitation à la soumission que diffusent les Salafistes, se heurte à la passion des réfugiés pour la musique Touareg. Partout dans le camp, filles et garçons se retrouvent quand des groupes composent et répètent des morceaux qui exaltent la résistance et la liberté. Ahmed Issa, est le musicien le plus célèbre de M’Bera. Ce guitariste virtuose a joué sur les scènes de toutes les capitales européennes. Les Etats - Unis lui ont accordé un visa de cinq ans pour qu’il continue à se produire avec les meilleurs guitaristes anglo-saxons dont Eric Clapton. Mais, malgré les messages chargés de menaces en provenance de l’extérieur du camp, Ahmed Issa refuse de profiter de cette aubaine car : « Partir, c’est déserter. » affirme ce musicien au profil de sabre,
Chaque soir ou presque, au crépuscule, Ahmed Issa chante l’amour, la beauté des femmes, l’exil et
l’espoir du retour.
Comme un blues du désert.
Au commencement était Assouf.
Au commencement était cette nostalgie plantée dans l’âme de chaque Touareg.
Au commencement vibrait la rage des familles chassées de leurs territoires par les guerres successives avec le Mali. La première s’enflamma en 1963. Des accords de paix ne furent signés que trente ans plus à Bamako.
Après les batailles, vinrent deux terribles sécheresses qui poussèrent encore plus d’hommes vers l’Algérie et la Libye, portés par l’espoir vain d’y trouver de quoi vivre dignement.
Au commencement était le désespoir de ces « Ishumar », une altération berbère du mot français, « chômeur ».
Dans les années 80, Tamanrasset, aux confins du désert algérien devient la capitale de cette nation dispersée. Les hommes errent à la recherche d’un emploi, les enfants mendient, les femmes s’épuisent comme domestiques. A Tamanrasset, pétrifiée – déjà - de morale islamique et d’ennui, des doigts malhabiles arrachent les premiers accords du rock saharien à des cordes tendues sur des bidons vides. Les chanteurs Ishumar célèbrent la guerre. Ils appellent à la vengeance, à la lutte jusqu’à la création d’un pays touareg indépendant au Sahara.
Leurs premières chansons, copiées sur des cassettes que l’on s’échange sur les pistes, voyagent vite. A Tripoli, le Colonel Muhammar Khadafi les entend. Il arme aussitôt des bataillons touaregs qu’ils lancent contre les armées du Mali et du Niger. Ibrahim Ag Alhabib, fut l’un de ces soldats. Né en 1963, il est marqué par la mort de son père, exécuté par les Maliens. Dans une caserne du désert libyen, il rassemble quelques musiciens
autour de lui et crée le groupe Tinariwen – « le désert »- dont l’ une des toutes premières chansons parle de ce :
Feu qui brule depuis trop longtemps dans notre sommeil perdu / Pour tous les animaux brûlés et tous les vieux tués / Aux portes de Kidal Il faut se rassembler / Et se battre / Si forts que vous soyez / Vous brulerez dans votre feu.
La paix, enfin. Les Touaregs ont bâillonné leur rêve d’indépendance. Les musiciens, soldats de Kadhafi, doivent
s’affranchir de leur protecteur libyen. Au fil des années de guerre, sur le front ils ont inventé « le Rock du désert », un mélange hypnotique, addictif de musique moderne arabe et traditionnelle touarègue, lié par la sensualité du blues noir américain et les intuitions les plus géniales des guitaristes de rock blanc. La musique des Ishumar est à l’image du désert, elle ne connaît pas les frontières. Les barrières ne sont érigées que pour être contournées.
Aussitôt les accords de paix signés en 92, à Bamako, en 1995, à Niamey, Tinariwen enregistre ses premiers tubes à Abidjan. Alors le désert, de l’Atlantique à la Mer Rouge, jusqu’aux vallées incandescentes du Ténéré se met à vibrer. Les rockers sahariens chantent désormais la fraternité et l’espoir, l’errance.
Des femmes mêlent leurs voix à celles des hommes pour chanter l’amour et le désir. Elles montent sur scènes, dévoilées et fières. Les rockers sahariens proclament ainsi leur attachement à l’Asshak, ce code éthique immémorial qui garantit les libertés fondamentales des femmes touarègues. Sous peine de bannissement, aucun homme ne peut contester à une femme du désert son droit à d’avoir de sa propre identité, de s’exprimer sans crainte, de disposer de son corps et de ne subir aucun sévice corporel. La filiation se transmet par la mère. Les femmes ont le droit de divorcer et nul ne peut leur reprocher de s’être séparées de leur époux. L’Asshak impose à l’homme de maitriser son avantage physique. Celui qui maltraite une femme perd son honneur et ses droits au sein de la nation touarègue. Les femmes touarègues rient du voile islamique, cette
bizarrerie que des étrangers au désert veulent en vain leur imposer depuis des siècles. En 1356, l’explorateur musulman Ibn Battuta s’étonnait déjà de « l’effronterie » des femmes au sein de la nation touarègue : « La condition de cette population est chose curieuse et leur genre de vie étrange.
Ainsi, les hommes n’ont aucune jalousie. Aucun d’eux ne rattache sa généalogie à son père, mais à son oncle maternel. N’héritent que les fils de la soeur… Cela, je ne l’ai vu dans le monde que chez les païens. Mais eux, sont Musulmans. Quant à leurs femmes, elles n’ont aucune pudeur ; devant les hommes, elles ne se voilent point. » Mais au moment même où Tinariwen, et tous les autres groupes de rock saharien, proclament la liberté de la femme touarègue, d’autres voix se mettent à psalmodier les vieilles malédictions contre le sexe « faible et impur » qui ne peut apporter que le déshonneur si on ne le contraint pas. En 1996, des prédicateurs pakistanais arrivent au coeur du Sahara prêcher la Dawa, « l’invitation » à pratiquer un Islam rigoriste. Ils appellent les Musulmans à renoncer à leurs « vies d’avant ». Les femmes sont désignées comme des créatures diaboliques qui ont reçu du démon le pouvoir de détourner les hommes du droit chemin par le regard et la voix. On les incite à ne se montrer qu’entièrement couvertes. Chanter leur est interdit. Iyad ad Ghali, un chef touareg décide de rejetter l’Asshak pour s’allier aux djihadistes. Il fonde Ansar Dine, un groupe salafiste armé qui veut imposer la Charia au Mali. Par la menace et l’intimidation, Iyad ad Ghali soumet des centaines d’écoles coraniques à l’influence de ses djihadistes. L’Islam malékite, tolérant, apaisé, pratiqué par les Touaregs est dénoncé comme une hérésie.
En 2012, les djihadistes se sentent assez puissants pour lancer une offensive contre le gouvernement malien. Il ne leur faut que quelques semaines pour conquérir tout le nord du pays. L’armée de Bamako est mise en déroute par les guérilleros qui prennent Tombouctou. Pendant dix mois, les djihadistes vont occuper la ville mythique. La charia est imposée à la population. La consommation d’alcool, la fornication et la musique sont mises au sommet de la liste des péchés méritant les pires châtiments. On menace les obstinés du fouet. On
promet aux chanteuses qu’on leur coupera la langue. Les instruments sont détruits en place publique. Radios et les télévisions doivent rester muettes. En quelques heures, la population occupée est brutalement mise à l’écart de la culture malienne où la musique joue un rôle essentiel depuis le règne du roi Sondiata Keïta, au 13ème siècle de notre ère.
Ce viol culturel est aussi mal supporté que l’instauration de la polygamie ou le saccage des mausolées de Tombouctou. En quelques mois, deux tiers de la population fuient le nord du Mali occupé par le Islamistes, sans espoir de retour. Depuis cinq ans maintenant, le camps de M’Berra se boursoufle comme une brûlure en territoire mauritanien à quelques kilomètres seulement de la frontière avec le Mali. La population réfugiée varie de 50 000 à 100 000 personnes. Et chaque jour de nouvelles familles arrivent. Pourtant, le péril islamiste a été conjuré par la contre-offensive malienne appuyée par l’Armée Française.
Mais les exilés de M’Berra ne croient à la défaite des djihadistes. Les hommes qui fuient le camp prennent la route du Niger et de la Lybie d’où ils tentent la périlleuse traversée vers l’Europe. Les femmes restent à
M’Berra parce qu’elles savent que si le nord du Mali a été officiellement débarrassé des Islamistes ceux-ci ont laissé derrière eux une atmosphère de bigoterie irrespirable pour celles qui restent jalouses de leurs droits et de leurs libertés.
Dans la désolation de M’Berra, nul ne songerait à empêcher les femmes touarègues de se réunir pour chanter ensemble aux heures les plus chaudes du jour ou les plus angoissantes de la nuit quand l’ennemi vient roder tout près des limites du camp. Elles chantent pour passer le temps. Elles chantent pour parler d’amour, des âmes qui s’attirent et des corps qui s’étreignent. Elles chantent pour exorciser Kel Essouf, ces mauvais génies, progéniture malfaisante du vide, de la solitude qui ensauvagent leurs possédés. Elles se bercent de leurs
propres voix, espérant que leurs mélopées rebondissant sur la peau tendue d’un tambour les protègeront de tant de menaces qu’elles n’ont pas d’autre choix, que de les affronter, sans plier.
Les chants, rythmés par le feulement du Tindi tiennent la chronique du désert. A travers leurs improvisations, les femmes réunies font et défont les réputations. Elles se transmettent des nouvelles des exilés. Elles préservent le souvenir de ceux que l’on ne reverra peut être jamais mais que l’on n’a pas le droit d’oublier. Dans l’immensité incandescente de M’Berra la houle des chants de femmes vient se briser sur la musique électrique, âpre des hommes. Le succès des groupes de Rock Saharien fait espérer à chacun que sa virtuosité, son talent, son originalité lui ouvriront les portes du camp sur l’immensité du monde. Sous chaque cahute de branchages et haillons, sous chaque tente, des hommes répètent les morceaux qu’ils ont composés. A l’école du camp, les instituteurs et institutrices apprennent aux enfants réfugiés à parler et à écrire « le meilleur des français. »
pour qu’à leur tour ils deviennent aussi habiles à jongler avec les mots que les rappeurs du camp devenus célèbres, à Bamako et à Paris.
En Europe, aux Etats-Unis, les morceaux de Tinariwen, Terakraft, Bombino, Tamikrest comptent parmi les meilleures ventes. Les clips de ces groupes sont vus des centaines de millions de fois sur les réseaux sociaux. Ainsi, se confirme l’intuition de Moussa Ag Abdoulahi, l’un des fondateurs de Tinariwen qui fut, lui aussi, un soldat du Colonel Khadafi : « J’ai compris plus tard que j’étais plus utile à mon peuple en passant des messages dans la musique. Cela fait très longtemps que Tinariwen chante les problèmes qui ont
conduit à cette situation très grave dans le Nord du Mali. »
De vastes zones du Sahara ont été abandonnées aux chefs de guerre, aux pillards et aux trafiquants. Ethnologues, anthropologues, artistes et aventuriers ont déserté ces latitudes incandescentes. Un tiers de l’Afrique aurait tout simplement été escamoté si ne continuaient à nous parvenir les pulsations du Rock saharien, assez puissantes pour faire tanguer de plaisir des millions d’hommes et de femmes sur tous les continents.
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