Lorsque l’on parle d’Europe, ce sont souvent Jean Monnet, Robert Schuman ou Konrad Adenauer, dits les pères fondateurs, qui viennent à l’esprit. Mais si l’on remonte un peu dans le temps, l’un des grands penseurs à l’origine de la vision européenne moderne était une femme : Louise Weiss. Les 40 ans de sa disparition ce vendredi 26 mai 2023 sont l’occasion de revenir sur la vie et les accomplissements de cette grande figure politique et féministe encore trop méconnue.
L’Europe est parfois adorée, souvent décriée, mais porte malgré tout des valeurs humaines que partage l’ensemble des pays européens. Cette idéologie européenne voit ses prémices remonter aux années 1920, notamment à la journaliste Louise Weiss qui a consacré sa vie à l’Europe et au féminisme. Elle n’est pas considérée comme une "mère fondatrice" mais a été précurseure pendant l’entre-deux-guerres. "Elle a ouvert la voie", selon Yves Denéchère, professeur d’histoire contemporaine à l’Université d’Angers et au CNRS. Femme libre et émancipée, Louise Weiss "incarne la philosophie de l’engagement" et est "une figure existentialiste", pour Claire Le Van, professeure agrégée de philosophie, chargée de mission à Saverne pour la promotion de l’œuvre de Louise Weiss.
C’est au lendemain de la Première Guerre mondiale que l’idée d’une organisation européenne naît dans les esprits. Louise Weiss est infirmière pendant la guerre et les horreurs qu’elle a vues l’ont marquée. Elle promeut alors des valeurs de paix et de liberté, autour desquelles pourraient se réunir l’ensemble des pays européens. Elle souhaite également réconcilier la France et l’Allemagne. C'est notamment par le biais de sa revue hebdomadaire L’Europe nouvelle qu’une première vision se forme. "Elle donne la parole à tous les hommes politiques", explique Yves Denéchère, et cela quel que soit leur bord politique. Grâce à cela, "elle permet une certaine osmose" et joue un "rôle de catalyseur".
La Société des nations (SDN) inspire Louise Weiss. Cette dernière veut mettre en place des institutions internationales au niveau européen qui travailleraient ensemble. Pour cela, elle souhaite "construire une Europe unie" et insiste sur "un arbitrage international de la SDN", détaille Claire Le Van. En effet, Louise Weiss est convaincue que sans arbitrage supérieur, il ne peut y avoir d’entente solide et durable. "Elle est consciente que les États ont tendance à faire passer leurs propres intérêts avant tout", estime-t-elle avant de préciser : "la pensée de Weiss rejoint en cela la pensée kantienne". La précurseure pousse aussi vers un marché commun et évoque déjà une monnaie unique. Cependant, "avec l’échec du désarmement mondial et l’arrivée d’Hitler au pouvoir, Louise Weiss s’engage dans le féminisme et la lutte pour le droit de vote des femmes", raconte Yves Denéchère.
En tant que femme, Louise Weiss doit se battre deux fois plus pour se faire une place dans le monde politique. "Elle est atypique, elle en souffre, elle est regardée comme une bête curieuse", indique Claire Le Van. Louise Weiss doit nécessairement faire preuve de dureté et se montrer intransigeante. Comme l’explique Eulalie Giraud, chargée de mission à l’Office de la langue et des cultures d’Alsace, "elle a une personnalité vive et est très intelligente, c’est une leadeuse qui a besoin d’être cheffe de file". La force dont elle fait preuve, comme ses compétences, ses connaissances solides ou ses nombreux alliés, lui valent à la fois d’être admirée et méprisée par ses pairs. Dans un monde essentiellement masculin à l’époque, Louise Weiss réussit à faire preuve d’une détermination sans faille.
Cependant, il lui est reproché un temps de ne pas avoir pris part activement à la résistance lors de la Deuxième Guerre mondiale. En conséquence, "elle n’est pas là quand les premières briques de l’Europe sont posées dans les années 1950", rappelle Yves Denéchère. Une ombre pèse sur son parcours pendant de nombreuses années. "Monnet considérait qu’elle n’avait pas été là où elle devait être pendant la guerre". Ce n’est que dans les années 1970 que son travail est vraiment reconnu et apprécié à sa juste valeur. En réalité, pendant les années de guerre, Louise Weiss est en deuil puisqu’elle perd plusieurs personnes dont des membres de sa famille. "Sa résistance est plutôt intellectuelle et se fait par la plume", estime Claire Le Van.
La construction européenne actuelle repose sur les idées de Louise Weiss, ainsi que sur sa vision de la paix et de la liberté. Sa volonté d’unir les peuples et de développer une culture commune a finalement été atteinte. "Son œuvre prouve qu’elle a travaillé au développement des valeurs modernes européennes", considère Eulalie Giraud. Comme l’indique Claire Le Van, Louise Weiss n’a certes pas été une mère fondatrice de l'Europe, mais le chancelier allemand Helmut Schmidt l’a qualifiée de "chancelière de l’Europe". "Elle a réétudié la position européenne dans le monde", ajoute la chargée de mission auprès de Saverne pour la promotion de l'œuvre de Louise Weiss.
Comme beaucoup de femmes de l’Histoire, Louise Weiss reste méconnue du grand public. Mais la tendance actuelle est à la remise en lumière des figures féminines oubliées et les accomplissements de cette femme politique féministe sont désormais mis en avant. "C’est une femme d’actualité dont les combats sont toujours actuels", selon Eulalie Giraud, même cent ans après. Ainsi, elle suscite de plus en plus d’intérêt et incarne l’image d’une femme émancipée, libre de son destin et inspirante. "C’est à ce titre qu'elle a été en capacité de penser des renouveaux politiques, sociaux et économiques, qu’elle a été capable de mettre en actes", estime Claire Le Van.
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