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Solaris (1972) de Andreï Tarkovski: les voix de la Planète sont impénétrables

Un article rédigé par Jean-Marc Reichart - RCF Liège, le 20 novembre 2024 - Modifié le 20 novembre 2024
L'oeil de DieuSolaris (1972) d'Andreï Tarkovski 1/2 - L'altérité absolue

Condensé pur de scientisme, de psychanalyse et de mysticisme; la "hard" SF soviétique prend forme en 1972 avec cette pierre d'achoppement. Au travers de la tentative d'exploration scientifique de la planète-cerveau, Andreï Tarkovski esquive volontairement la science-fiction et préfère foncer tout droit vers la métaphysique. Davantage poète que cinéaste, c'est par la thématique de la matérialisation des pensées qu'il parvient  avec son adaptation très personnelle à toucher du doigt des considérations mystiques.
Un décryptage de Jean-Marc Reichart.

Donatas Banionis dans "Solaris" (1972) d'Andreï TarkovskiDonatas Banionis dans "Solaris" (1972) d'Andreï Tarkovski

Un genre qui déchire l'espace-temps 

Bénéficiant d'un magister moral et politique absolu sur le continent russe lors de la sortie du film, le communisme soviétique aspirait encore à de grandes ambitions artistiques à l'époque. Son objectif à peine masqué était de donner le change à l'autre bloc qu'il considérait comme sa Nemesis: ce fameux capitalisme hollywoodien. Très appliqué, jusqu'à lors, à le faire souffrir artistiquement, nous sommes dans un contexte où le parti a presque l'obligation de rechercher Tarkovski pour tenir la dragée haute aux américains. Un paradoxe qui s'explique par la réputation grandissante du cinéaste malgré la critique virulente qu'il produit à l'encontre du système soviétique, notamment dans ses aspects technophiles et productivistes. Envers et contre tout et malgré des débuts difficiles, Tarkovski est ainsi parvenu à devenir un réalisateur qui compte indéniablement en Russie. Un artiste reconnu mais qui, en dépit de son succès, reste particulièrement méfiant vis-à-vis des instances dirigeantes et, surtout, de leur potentielle censure.

Ainsi, en pleine guerre froide dont la course à l'espace en est l'expression la plus parlante, l'idée des russes était de donner une réplique au "2001" de Stanley Kubrick. Tarkovski fut donc naturellement choisi pour un film de commande duquel il ne sait quoi faire au départ. Incapable de se contenter de la science-fiction, il va être suffisamment malin pour détourner ce genre qu'il méprise en s'appropriant un scénario qu'il trouve au départ abscont. De la sorte, en implémentant toutes les thématiques existentielles qui lui sont chères il invente, à l'image de Kubrick aux USA, le pendant russe de la hard SF.
C'est ainsi que le troisième film de Tarkovski, transcription libre du roman homonyme de Stanislav Lem, nous projette sans le moindre éclaircissement dans le vertige d'une thèse incroyablement féconde: que se passerait-il si nos pensées prenaient corps?
Tel un prescient cher à K. Dick, le film s'inscrirait presque de manière rétroactive dans le giron de Kubrick avec son "Shining" (qui sortira 8 ans plus tard), une partie du génie de "Solaris" résidant dans la capacité de son réalisateur à dénaturer le matériau de base duquel il s'inspire.
Dès lors, c'est justement en esquivant le genre de l'ouvrage qu'il adapte, que le cinéaste en fait naître un autre, par escamotage, sur le grand écran russe et par la même, ouvre la voie pour plus tard à Mike Cahill, Duncan Jones et Christopher Nolan... La voie grandiloquente de la science-fiction métaphysique.

Des remords terraformés 

L'histoire de Solaris de Tarkovski suit Kris Kelvin, un psychologue envoyé sur une station spatiale en orbite autour de la planète Solaris. Cet astre, objet d'une étude par des scientifiques, est recouvert d’un océan mystérieux et semble posséder une conscience propre. La mission de Kris sera d’enquêter sur le comportement étrange qu'a développé l’équipage de la station, rendu visiblement fou au contact de l'entité...

Touchant à une configuration liant le corps et l'esprit et mettant en scène un postulat surnaturel générateur de questions existentielles, le propos du film découle de la confrontation des personnages avec leurs pensées soudainement matérialisées.
En effet, kris découvre à mesure que les membres de l’équipage sont tourmentés par des apparitions, des incarnations de souvenirs ou de personnes liées à leur passé. Ces "visiteurs" sont créés par Solaris en résonance avec leur psyché. Et parmi ces apparitions, Kris rencontre une réplique de sa femme décédée, Hari, qui s'était suicidée plusieurs années auparavant.
Peu à peu, Kris va s’attacher à cette version artificielle de sa femme bien qu'elle ne soit pas humaine. C'est alors, ici, une réflexion incroyablement profonde qui apparaît, confrontant la culpabilité et la douleur intérieures des personnages avec l'altérité de leurs pensées rendues réelles. Solaris, en agissant comme un miroir de l’esprit humain, force chaque personnage à affronter ses traumatismes et ses regrets, comme soumis à de l'ayahuasca psychique qui rendrait concrètes leurs visions accusatoires.
Tarkovski s'échine alors à donner corps au karma noir de la rancoeur, mettant en scène avec poésie ces scientifiques perdus (au sens propre comme figuré), eux-mêmes confrontés à des ersatz de leur passé. Ces mauvais souvenirs incarnés, qui ont pris la forme de golems rédemptoristes, leur imposent une introspection sur le poids de leurs choix et la responsabilité de leurs actes.
Ici, l'abstraction des sentiments et des pensées devient alors implacablement humain sous l'effet de cette entité cosmogonique mystérieuse, laissant les protagonistes du film ainsi que le spectateur dans les brumes de l'incompréhension.

 

Un Mystère suprasensible sur pellicule 

Le film ne propose pas de résolution aux questions qu’il soulève, mais les suspend dans une espèce de tension productive. L'objectif de Tarkovski étant de placer le spectateur face à une énigme philosophique où la matérialisation des pensées n’est pas simplement un artifice narratif, mais un vecteur d’une interrogation ontologique. Une ontologie qui englobe très audacieusement la Vérité de l’Être, les limites de l’humain et l’infini de l’Autre. En cela, par la nature trop hautes des questions qu'il laisse en suspens, le réalisateur pose définitivement le caractère irréductible du mystère de Solaris.

Toujours en utilisant le vaisseau poétique, Tarkovski parvient également à insuffler une dimension spirituelle au récit (dimension qui se retrouve dans tout son cinéma) invitant à une Contemplation où le sacré et l’insondable s’entrelacent avec les thèmes de la conscience et de l’Altérité. Altérité qui pourrait s'expliquer, ici, par ce que les autres ont de nous en eux et ce que nous avons des autres en nous. Au-delà de sa symbolique religieuse explicite, Solaris incarne le mystère en tant que tel. La planète est donc à la fois un espace d’altérité radicale et un miroir de l’Âme humaine. Tarkovski ne cherche  en aucun cas, à résoudre ce mystère mais à le rendre palpable par l'image, faisant écho à une vision religieuse où l’expérience spirituelle est avant tout une confrontation avec l’inexprimable et la Beauté.
En effet, Solaris, bien qu’omniprésent et actif, demeure impénétrable. Elle ne parle pas. N’explique rien. Ne révèle aucune finalité à ses actions. Ce silence radical rappelle la théologie apophatique, qui insiste sur l’idée que Dieu est au-delà de toute description ou compréhension humaine. Tarkovski semble ainsi questionner la possibilité même d’une relation entre l’humain et le divin : que faire face à l'Absolu qui ne répond pas et dont les manifestations demeurent hors du champ de l'entendement?
Pour les personnages, l’expérience de Solaris est donc une épreuve spirituelle analogue à celle de l'Epreuve de la Foi. Ils doivent abandonner leurs certitudes rationnelles et accepter l’énigme dans toute sa profondeur. Cela rappelle le fameux saut dans l’absurde Kierkegaardien: une confiance placée en ce qui ne peut être saisi ni justifié par la raison. L’acceptation de Solaris devient ainsi une métaphore du lâcher-prise face à l’inconnu.

Ayant inspiré de nombreuses œuvres par la suite et dans différents genres (notamment le remarquable jeu vidéo "Silent Hill 2" de Masashi Tsuboyama, meilleure production du domaine et fonctionnant aussi sur la matérialisation des pensées), "Solaris" demeure encore actuellement un chef-d'œuvre absolu du 7e art. Chef-d'œuvre qui, par sa poésie formelle et les questions profondes qu'il évoque, irradie encore aujourd’hui des rayons gamma au sein même de la conscience des spectateurs.

Découvrez plus de décryptages de films qui questionnent ou sont en lien avec la foi chrétienne dans L'Oeil de dieu, une émission proposée par Laurent Verpoorten, co-animée par Dimitri Laermans et Jean-Marc Reichart. 

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