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Le travail bien fait, c'est quoi ?

Un article rédigé par Yves Thibaut de Maisières - 1RCF Belgique, le 12 juin 2024  -  Modifié le 12 juin 2024
16/17 La quête du travail bien fait

Le travail bien fait, c'est quoi ? Au micro d'Yves Thibaut de Maisières, Sébastien Dérieux (chercheur en sciences humaines) et Xavier Muller (philosophe et coach) rappellent que "le management doit accorder plus de reconnaissance au rôle de la communauté de travail dans la gestion de la qualité".  Quel est le rôle du leadership dans l'incitation au travail bien fait ? Le mentorat peut-il élever l'engagement des employés ? Pourquoi considérer l'entreprise comme une communauté ?

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Sébastien Dérieux, chercheur en sciences humaines et entrepreneur, s'est intéressé à la transmission de la notion du travail bien fait. Il dirige aujourd'hui des entreprises au Mexique.

Xavier Muller, philosophe, enseignant et coach, accompagne au quotidien des travailleurs en quête de sens dans leur vie professionnelle.

 

La notion de travail bien fait prise sous le prisme de la communauté de travail est-elle une approche originale dans le management aujourd’hui ? 

Sébastien Dérieux : Dans ma thèse de doctorat, je me suis focalisé sur la notion de travail bien fait et comment elle se transmet dans une entreprise et avec la perspective d'un départ massif en retraite chez ERDF (devenue Enedis, qui gère le réseau électrique français N.D.L.R.). C'est une entreprise de plus de 30.000 employés donc c'est une entreprise publique mais gérée comme une entreprise privée avec des objectifs, du management et certainement un peu de perte de sens etc. Je me suis focalisé sur la notion de travail bien fait.

En ce qui concerne cette notion pour les employés, j'ai fait beaucoup d'entretiens et d'observations de terrain. Pour eux, qu'est-ce que cette notion veut dire ? Je me suis rendu compte que c'est une notion qui se "co-construit". 

Très concrètement, le travail bien fait passe par exemple par le fait de travailler dans des conditions de sécurité. Si j'ai bien fait mon travail, si le client est satisfait, mais si j'ai failli y passer, laisser ma vie ou laisser un bras, ou si j’y ai passé trois fois plus de temps que nécessaire, les ouvriers ne considèrent pas l’ouvrage comme un travail vraiment bien fait. Alors ça peut être une notion qui est complexe. Dans les entretiens que j'ai effectués, j'ai obtenu beaucoup de références quant à la durabilité du travail réalisé. Les salariés ne sont pas contents quand ils laissent le chantier sale et désordonné, ou quand ils ont cassé ou perdu leurs outils, ou quand ils remarquent un défaut d’esthétique.

16/17 Le management à l'épreuve de la "grande démission"

Dans le travail, ce n'est pas seulement la matière qui est transformée, mais bien le travailleur lui-même. C'est notre rapport à la communauté qui donne le sens ultime de ce que nous pouvons faire à travers notre travail.

 

Xavier Muller, la notion de travail bien fait peut-elle trouver son épanouissement à condition que le travailleur trouve d'abord un sens dans son travail ? 

X. M. : aujourd’hui, de nombreuses personnes considèrent que leur travail est alimentaire, parce que comme l'évoquait Sébastien Dérieux, un certain nombre de conditions de travail sont telles que, malheureusement, pour un bon nombre de travailleurs, le travail est devenu un lieu de survie dans lequel les questions de sens sont d'abord liées à des conditions qui doivent être humanisées. Cela est nécessaire afin que le travail devienne un lieu d’épanouissement. 

Une fois que ces conditions sont plus ou moins réunies, ou suffisamment réunies, alors certains vont plus loin. Les personnes que j'ai le plaisir d'accompagner sont précisément des personnes qui sont en recherche d'excellence et pas uniquement dans leur travail ; certains ont effectivement, et de façon très explicite, un désir d'excellence dans leur travail, d'autres recherchent plutôt, je dirais, une excellence de vie de façon globale.

Il est important de prendre conscience du temps que nous consacrons à notre vie professionnelle, que celle-ci, en réalité, rejaillit sur l'ensemble de notre vie. Ces conditions de travail, auxquelles Sébastien Dérieux faisait allusion, sont des conditions qui vont finalement me transformer.

Pierre-Joseph Proudhon (sociologue, économiste et philosophe français au XIXe siècle N.D.L.R.) avait cette phrase bien connue : “Le travailleur se fait en travaillant, dans le travail, par son travail”. C'est une expression qu'il faut entendre au-delà d’elle-même. Elle ne signifie pas simplement que c'est par l'exercice du travail que nous acquérons des compétences professionnelles. Non, c'est plus profond que cela ! Entendons qu' à travers notre travail, c'est notre être lui-même qui se façonne, qui se transforme. C'est notre rapport à la communauté qui donne le sens ultime de ce que nous pouvons faire à travers notre travail. Et donc, il est important de prendre conscience que, quand je suis travailleur, ce n'est pas une partie de moi-même seulement qui est engagée, c'est toute ma personne qui est concernée. 

Sébastien Dérieux, vous dites que le travailleur “trouve intérêt à bien faire son travail, non seulement parce que cela est utile, mais aussi parce qu'il se réalise dans son activité”. Vous avez évoqué l’enjeu des conditions de travail. On voit ici que l’intérêt de bien faire son travail, c’est un processus ?

 

S.D. : on se réalise parce qu'on est fier de faire quelque chose et de dire qu'on l’a fait. Personne n'est fier de bâcler son travail. Finalement, le processus est extrêmement important, et pas seulement le résultat. Je pourrais parier que dans toutes les entreprises, si on fait une enquête similaire, on trouverait des critères de travail bien fait. En ce qui me concerne, dans mon étude, j’en avais établi 15. Au processus, j'aurais envie d'ajouter le rôle de l'autorité dans l'entreprise. 

 

Vous soulevez la notion d’autorité. Celle-ci a deux sources écrivez-vous dans votre thèse : d'une part des années d'ancienneté dans l'entreprise, et d’autre part le fait que l'aptitude au travail des anciens a été mise à l'épreuve. Pourrait-on résumer ce propos en disant que l'autorité se gagne à l'épreuve du terrain ? 

 

S.D. : C'est un processus tout à fait naturel. On n'a pas besoin de mettre en place quoi que ce soit. Les personnes, quand elles travaillent ensemble, constituent une communauté. Une communauté, dans une des définitions, c'est une réalité qu’on a pas vraiment choisie. On n'a pas choisi sa famille, ni ses voisins, ni ses collègues. 

L’autorité est tout à fait justifiée par le travail ; à la fois les années de travail, la durée, l'ancienneté des personnes, mais au final c'est le travail lui-même. Il y a des personnes qui sont anciennes et qui sont beaucoup moins bonnes ou moins connaisseurs de certains sujets dans l’entreprise. Finalement, l'autorité se forge à travers le regard de ceux qui connaissent moins et vient naturellement de la vie commune au travail et de l'observation mutuelle. On peut parler de phénomène communautaire, parce que c'est dans la rencontre qu'on apprend ces connaissances. 

Apprendre à se connaître


Xavier Muller, le mentorat, est-il une nouvelle façon de trouver sa voie professionnelle aujourd'hui ?

X. M. : En tout cas, c'est une demande souvent formulée, notamment par les jeunes générations qui sont fortement en demande dans leur évolution de carrière, qui changent rapidement d'entreprise avec ce désir. Dans cette recherche d'évolution, c'est vrai qu'il y a une demande d'avoir des personnes qui, justement, élèvent l’ambition. Pour autant, ça peut être un piège !

De la même façon qu'il peut y avoir un piège dans la réflexion professionnelle qui est « je voudrais bien savoir exactement ce pour quoi je suis fait ». Il n'y a pas de réponse à 100% à cette question-là tout simplement parce qu'il y a place pour la liberté humaine. Il n'y a pas d'âme sœur professionnelle. 

Pardonnez-moi de vous décevoir, mais je crois que d'une certaine façon il n'y a jamais d'âme sœur nulle part dans la vie parce que nous sommes chacun unique.

Et donc, il peut y avoir là un piège qui serait de chercher la personne qui va me révéler ce que je suis et qui va, en plus de ça, jouer un rôle d'ascenseur et me conduire au maximum de ce que je peux être. Évidemment, il y a des personnes qui, d'une certaine façon, feraient le travail à notre place.

Cela dit, les mentors, les modèles, les personnes que l'on admire nous servent évidemment de guide et nous inspirent. Quelles sont les personnes que j'admire et pourquoi ? Le pourquoi est peut-être plus important que les personnes. Comme le disait Aristote, c'est bien difficile de se connaître soi-même et, souvent, c'est par le truchement d'autrui que l'on apprend à se connaître.

 


Il peut y avoir un piège dans la réflexion professionnelle qui est « je voudrais bien savoir exactement ce pour quoi je suis fait ». Il n'y a pas de réponse tout simplement parce qu'il y a place pour la liberté humaine. Il n'y a pas d'âme sœur professionnelle. 

Le rôle du leadership 


Xavier Muller, de quelle façon la direction d'une entreprise, le leadership, peut-il influer sur la définition de travail bien fait ?

X. M. : le leadership, et sa qualité intrinsèque, est déterminante dans l'entreprise. Quand on pense à l'entreprise (à la vie professionnelle, en général) on a souvent en tête d'abord, je dirais, l'aspect objectif du travail : la production, les tâches que j'accomplis au quotidien etc. Mais on a peut-être tendance à oublier que le travail n'est pas seulement objectif, il est d'abord et avant tout subjectif ; il est fait par des êtres humains, pour des êtres humains. Dans cette perspective-là, le rôle du leadership est absolument essentiel ! On pourrait dire que le manager est celui qui fait avancer les projets ; le leader est celui qui fait avancer les personnes, qui les fait croître. Et dans la mesure où le travail humain est toujours un travail à la fois objectif et subjectif, cette dimension de leadership est absolument indispensable. Cela dit, une des difficultés du leadership aujourd'hui se situe dans cet éclatement du sens des références.

De quelles références parlez-vous ?

X.M. : À tout point de vue. Et par exemple en ce qui concerne l’écart d’âge entre les seniors et les jeunes arrivants. Pour ma part, j'ai le plaisir d'être beaucoup en contact avec des jeunes et les étudiants, ce qui me permet de comprendre toute la richesse de ces générations-là ; à l’inverse, cette génération a parfois du mal à être comprise par les plus âgés, justement parce que les références d'hier ne fonctionnent plus aujourd'hui. Cela signifie que le “leadership de papa”, le leadership d'hier, est dépassé. Il me semble nécessaire alors de pouvoir articuler à la fois un leadership proposant une vision - mais il s'agit bien de la proposer - d'être une force de proposition pour qu'ensuite, il puisse y avoir cette co-construction communautaire dont nous parlions. 

Ensemble Le secret des équipes qui cartonnent

Le leadership passe aussi par la présence des modèles "improvisés", par des gens qui ne sont désignés par personne, qui ne cherchent pas forcément à être des modèles, mais qui deviennent de facto des sources de leadership.

Sébastien Derieux, observez-vous cette même difficulté (le contraste des leaderships) ? 

S.D. : je reprends exactement les mots de Xavier Muller sur la dimension subjective du travail qu'on délaisse un peu au profit de la dimension objective. Mais la dimension collective, et je pense que l'autorité, enfin le leadership qui est un peu synonyme d'autorité si on veut dans la définition que donne Xavier Muller, je pense que c'est une dimension collective.

Dans mon approche, la transmission de la notion de travail bien fait peut se faire par l'action de deux personnes.  Il y a le maître (typiquement la personne qui a été assignée au junior qui arrive et qui fait ses premiers pas), et puis les modèles. On observe des gens dans l'entreprise qui sont plus ou moins intéressants, quand ils font quelque chose, tout le monde les regarde, les écoute. Il me semble que le leadership passe aussi par la présence des modèles "improvisés", par des gens qui ne sont désignés par personne, qui ne cherchent pas forcément à être des modèles, mais qui deviennent de facto des sources de leadership.

La dimension organisationnelle peut faciliter la dimension communautaire, mais elle peut aussi l'étouffer. Je pense que les différentes générations ont différentes manières de travailler et qu'on ne se comprend pas forcément de manière intuitive. Cependant, je ne suis pas sûr que ce soit un conflit. Je pense que les jeunes sont avides d'apprendre. On aimerait avoir quelqu'un qui nous accompagne, qui nous montre ce qu’est le travail bien fait, qui nous inspire et qui nous donne envie de travailler. Et ça, je pense que peut-être que ça manque aujourd'hui.

Le désir du travail bien fait, par l'exemple et l'espérance

 

Xavier Muller, ça passe par quoi le goût du travail bien fait aujourd’hui, selon vous ?

X. M. : Je pense que la première chose que je soulèverais, c'est la force du témoignage personnel. Ça me paraît être la condition nécessaire - pas suffisante mais nécessaire -. Le meilleur service qu'on peut rendre, c’est de bien accomplir son travail en articulant les trois dimensions, objective, subjective et collective. La deuxième chose, c'est l’importance de témoigner d'une espérance. Je suis émerveillé de la façon dont les jeunes générations remettent en question toute une série d’injonctions qu'il fallait vraiment remettre en question. 

Lesquelles, par exemple ? 

X. M. : un fonctionnement sociétal lié aux crises écologiques, par exemple. Voilà une problématique qui anime beaucoup les remises en question des plus jeunes et qui, dans leur travail, sont très soucieux de développer des vies professionnelles respectueuses de l'être humain et de l'environnement.

Ces préoccupations-là sont très nobles et elles n'ont pas toujours été celles de ma génération. Il est très réjouissant de voir combien elles prennent de la place chez les jeunes générations ! Je me rends compte que l'équilibre entre la vie professionnelle et personnelle est devenu un enjeu pour ces générations. Moi, je viens d'une génération où réussir sa vie voulait dire qu'il fallait travailler au minimum 10 heures par jour. Est-ce que c'est vraiment ça une vie réussie ? 

L’avidité, de ces valeurs dans les jeunes générations est vraiment une espérance. Donner envie aux jeunes générations, c'est participer à cette recherche d'espérance, et ne pas leur fermer l'avenir. 

 

Et pour vous, Sébastien Dérieux, comment encourager les travailleurs à se repositionner face à la question du travail bien fait ? 

 

S.D. : La notion de travail bien fait, si on veut qu'elle puisse être transmise dans la perspective communautaire dans l'entreprise, je pense qu’elle passe par l'écoute du management. Cette co-construction va passer par l'écoute ascendante, du bas vers le haut de la hiérarchie. De plus, je pense qu'il faut laisser un peu d'air, un peu de temps, pour que les gens puissent se connaître au sein de l'entreprise, ça c'est très concret.  Le travail bien fait, c'est l'intérêt de tous !

Je pense qu'il faut laisser vivre la communauté, ne pas lui enlever tout le temps de vie commune. Et à partir de là, je pense que les choses peuvent fleurir un peu plus. 

16/17 Iff Europe, une opportunité face à la crise du choix des jeunes
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Le 16/17 ©1RCF
Cet article est basé sur un épisode de l'émission :
16/17

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