Paracétamol, antibiotique, médicaments contre le cancer… Certains traitements deviennent de plus en plus difficiles à obtenir en pharmacie tant la liste de médicaments en pénurie s’allonge. Leur nombre a plus que quadruplé : depuis le premier rapport du Sénat de l’été 2018, le nombre de déclarations de pénuries est passé de 800 à 3 700 en 2022, d’après l'Agence nationale de sécurité du médicament. Le Covid a éclairé une dépendance importante vis-à-vis de pays tiers pour les médicaments et les principes actifs. Mais depuis deux ans, un territoire attire beaucoup les projets pharmaceutiques : le Nord-Isère. En 2021, le groupe Seqens annonce le retour de la fabrication de paracétamol à Roussillon, en 2023, Thermo Fisher inaugure un centre de recherche à Bourgoin-Jallieu et la même année, Skyepharma et le géant Maat Pharma lancent la production de nouveaux médicaments à Saint-Quentin-Fallavier. Pourquoi le Nord-Isère devient-il le nouvel eldorado de l’industrie pharmaceutique ?
Aujourd’hui, la filière chimie et pharmaceutique représente 180 établissements et 4 000 emplois sur le territoire. Nemera, à la Verpillière, et Patheon, du groupe Thermo Fisher, constituent deux des dix principaux employeurs du Nord-Isère. Les produits pharmaceutiques représentent 10% des produits exportés par le département. Pour Jean Papadopulo, président de la Communauté d’Agglomération Portes de l’Isère (CAPI), le Nord-Isère bénéficie de nombreux atouts, dont une situation géographique privilégiée « à coté d'un nœud de communication et de la deuxième métropole de France ». BioMérieux devenu Boehringer, UPSA... la place de Lyon est capitale dans la recherche et le développement de l'industrie pharmaceutique : « toutes ces entreprises prestigieuses françaises sont situées ici. Pour se développer, il faut un écosystème. Là vous avez un bassin d'emploi qui draine des gens qui viennent pour la pharmacie. Il vous faut des ingénieurs mais aussi des biologistes, des pharmaciens, des médecins. Petit à petit, on réindustrialise et quand on se trouve à proximité des lieux de fourniture de chimie, c'est plus facile que lorsqu'on s'en trouve éloigné » rappelle le vétérinaire de formation, qui a toujours gardé un certain attrait pour les questions relatives à la santé.
Mais la localisation privilégiée n'est pas la seule explication à l'essor de l'industrie pharmaceutique dans le département. Transports, aménagement du territoire, administration… la collectivité met tout en œuvre pour améliorer les conditions pour les candidats à l’implantation et joue un rôle de facilitateur. La CAPI a ainsi revu sa délégation de services publics des transports pour améliorer la desserte des sites pharmaceutiques. Elle a également investi dans des pistes cyclables pour faciliter les modes doux. Grâce à un partenariat avec Pôle Emploi, la CAPI accompagne le recrutement d’une main d'œuvre spécialisée dans un contexte de plein emploi.
Si la Région Auvergne Rhône Alpes est aussi un acteur privilégié dans le développement de cette industrie, la Communauté d’Agglomération Portes de l’Isère a également noué un partenariat avec la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCI) du Nord-Isère. Son président, Christophe Carron, note trois pôles principaux à Roches/Roussillon, Bourgoin-Jallieu et St-Quentin Fallavier. Si la réindustrialisation post-Covid a participé au développement de ces industries, lui estime que la tendance est plus profonde : « c'est un effet boule de neige en fait, les entreprises attirant les autres. La filière chimie et pharmaceutique en Nord-Isère, c'est une grosse industrie et ça s'est amplifié ensuite, sûrement en lien avec la crise Covid et le rapatriement de quelques industries sur le territoire mais pas que. Ça s'est fait au fur et à mesure du temps : les entreprises qui étaient sur le bassin se sont développées, elles ont grandi et on les accompagne au quotidien ». Nemera a ainsi annoncé, en février 2023, viser un chiffre d'affaires d'un milliard d'euros d'ici 2030. « Ces boîtes-là sont dans une bonne tendance, un bon mood, elles plantent des graines et c'est le début » confirme, optimiste, Christophe Carron.
Pour la CCI, l'objectif est la croissance de ces entreprises. Pour y parvenir, elle propose des formations aux personnels mais aussi un accompagnement dans la recherche des plans de financement, notamment via les plans de relance de l'Etat, France Relance et France 2030.
Les aides à la relocalisation accordées par l'Etat ne sont en effet pas étrangères à cette bonne santé de l'industrie dans le secteur. Avec France Relance, plus de 800 millions d'euros ont été mobilisés pour les entreprises pharmaceutiques. Ainsi, le groupe Seqens, qui a annoncé relocaliser la production de molécules en France, a bénéficié de France Relance : 20 % des 65 millions d’euros investis ont été apportés par l’Etat. Grâce à ce soutien, la production de paracétamol va revenir sur le site historique de la plateforme chimique de Roussillon, qu'elle avait quittée pour être délocalisée à l'étranger. Ce nouveau projet, classé Seveso, bénéficie des installations déjà en place sur la plateforme chimique. En effet, Seqens y fabrique déjà le précurseur de l'aspirine. Autre point fort du site : la mutualisation des services. « On s'implante dans un tissu industriel qui existe et dans lequel on mutualise des éléments comme la médecine du travail, la production d'énergie, la sécurité, la sûreté ou la gestion de l'environnement » concède Jérôme Geneste, qui supervise la relocalisation en Nord-Isère de l'entreprise. Mais un troisième élément entre en considération : la décarbonisation de la plateforme. « Relocaliser des activités industrielles en France et en Europe, ça veut dire ne pas faire la même chose que ce qui est fait en Asie. Ça veut dire avoir un impact environnemental largement diminué par les activités existantes et avoir accès à une énergie décarbonnée. Ce qui est le cas de la plateforme de Roussillon qui, en dix ans, est passé de 85% d'énergies fossiles dans la production de son énergie fossile à 15 à 20% ».
Pourtant, cette question environnementale ne satisfait pas tout le monde. Elle est même au cœur des préoccupations de l’association Vivre ici Vallée du Rhône Environnement, qui considère que le site n’est pas adapté aux enjeux. Alors qu'elle reconnaît la nécessité de produire de nouveau les molécules en France, elle déplore l'importante pollution et l'usage excessif de l'eau notamment : « on est quand même inquiets face à cette habitude qu'ont prise nos décideurs de pouvoir puiser dans l'eau et dans l'air sans se préoccuper trop de la santé des gens. On est juste à côté de l'île de la Platière qui est une réserve naturelle et une foret alluviale, c'est une des seules qui restent sur le Rhône. Elle est impactée par les prélèvements que font les industriels dans la nappe phréatique » estime Denis Mazard, le secrétaire de l’association. Selon lui, « 80% des prélèvements sont faits par les industriels dans notre secteur. Cette forêt alluviale est en rupture hydrique, c'est-à-dire qu'il y a des arbres qui meurent. Or, elle est très importante pour filtrer l'eau et obtenir une eau de qualité de la nappe. Ca nous semble impossible de continuer à tirer de l'eau à 14°C pour refroidir des process industriels, c'est pas normal ! » s'offusque-t-il. Alors que son père a lui-même travaillé sur le site d'anciennement Rhône Poulenc, il assure de ne pas s'opposer à l'industrie. Mais il s'interroge : « on a par exemple sept incinérateurs, treize sites Seveso seuil haut. On a quand même beaucoup de problèmes de santé avec des cancers et la population commence à réfléchir car l'emploi, c'est bien mais la santé c'est pas mal aussi. »
De son côté, Seqens promet un impact environnemental de 25 % inférieur à celui de ses concurrents asiatiques. La production de 15 000 tonnes de paracétamol à Roussillon devrait être lancée en 2026. Et le défi est de taille : alors que 80% des produits pharmaceutiques étaient auparavant produits en Europe, la Chine est aujourd’hui le premier fournisseur. L’épreuve se jouera dans le temps pour rester concurrentiel dans l’organisation du marché mondial.
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