L'énergie nucléaire est souvent présentée comme un moyen de supplanter les énergies fossiles, d'assurer la transition énergétique. Pour Ange Pottin, philosophe des sciences et des techniques, “cet imaginaire est marqué par l’idée trompeuse et enivrante d’une indépendance vis-à-vis de tout ancrage terrestre”. Il développe sa réflexion dans un ouvrage : “Le nucléaire imaginé. Le rêve du capitalisme sans la terre”. Yves Thibaut de Maisières a recueilli ses propos.
Par delà les mots que vous employez : “retour en grâce du nucléaire”, faites-vous une métaphore du fonctionnement économique capitaliste actuel ?
Plus précisément, ce retour en grâce du nucléaire, ce qu'on appelle relance nucléaire ou renaissance nucléaire, c'est un phénomène qu'on observe maintenant, et qui est extrêmement intéressant parce qu’il est révélateur de tendances qu’on retrouve dans les domaines de l'industrie et de la technologie.
C’est ce que j'ai essayé de saisir en réinvestissant le concept de capitalisme. Mais ce que je veux dire par là, c’est qu’on a dans le retour en grâce du nucléaire l'argument selon lequel le nucléaire permettrait de pallier les énergies fossiles, voire de les remplacer. Et ça, c'est un projet qui est aussi ancien que l'industrie nucléaire elle-même, qui apparaît dès les années 40-50. C’est l'idée de remplacer, au fondement de la croissance économique, le fossile par le fissile ; autrement dit, de dépasser les limites matérielles géographique, géopolitique et environnementale des combustibles fossiles et la dépendance très forte de l'économie aux combustibles fossiles, grâce au potentiel énergétique énorme des atomes d'uranium qui peuvent être mobilisés en tant que réacteurs nucléaires.
En tant que philosophe, vous employez les concepts d'imaginaire et de transfiguration. Que viennent-ils illustrer dans votre réflexion ?
J'ai employé un partenariat des concepts d’imaginaire et de transfiguration parce qu’ils me semblaient assez parlant pour désigner cette idée d'un combustible qui serait rendu éternel, soustrait à sa pesanteur terrestre, et qui serait aussi racheté de ses fautes passées ; parce que la réutilisation du combustible irradié a d'abord été pour l'industrie militaire, pour produire du plutonium.
Le concept de transfiguration, je l'utilise pour parler de quelque chose d'un peu plus précis. Dès les années 50-60 (un peu moins aujourd'hui), à ce projet du capital fissile, cet imaginaire, s’est associé un projet à long terme qui est de réutiliser le combustible nucléaire irradié.
La réutilisation du déchet est en fait une réutilisation d'une partie des déchets, mais qui ne sont pas comptabilisés comme tels, et qui sont aujourd'hui encore, en tout cas en France et dans d'autres pays aussi, comptabilisés comme des matières radioactives. Le propos s'appuie surtout sur une étude du cas français, qui est particulièrement parlant parce qu’on y a développé un programme nucléaire extrêmement important et qu’il s’agit d’un des pays les plus dépendants au nucléaire au monde.
D’après votre raisonnement, on peut se demander si tout système de recyclage favorise-t-il en soi une réutilisation illimitée de la matière ?
C'est une question qui m’intéresse particulièrement. Le recyclage se base sur l'idée d'une réutilisabilité de la matière qui est trompeuse à pas mal d'égards. Et ça c'est une critique qui est faite aussi par beaucoup d'ingénieurs, de géologues. Au bout d'un moment, tout matériau est trop dégradé pour être réutilisé.
Le fait est que les discours et les imaginaires associés à la recyclabilité des matériaux, sont basés certes sur des faits - il y a en effet des matériaux qui sont réutilisables plusieurs fois - mais pour alimenter l'idée qu'on pourrait substituer les ressources terrestres naturelles par des ressources artificielles secondaires et par conséquent légitimer l'accumulation faramineuse de déchets ; ce que fait l'industrie depuis au moins le 19e siècle.
On parle beaucoup de l'aspect écologique du nucléaire, mais aujourd'hui, le contexte géopolitique, et celui de la guerre en Ukraine poussent certains décideurs à se tourner vers la production d’énergie nucléaire qui se présente alors comme le plus efficace pour maintenir une souveraineté nationale.
Le contexte géopolitique est très important, évidemment. Encore une fois, je parle du cas français qui est spécifique là-dessus. En France, les élites administratives et industrielles françaises ont énormément insisté sur l'argument de l'indépendance nationale. Ce qui a été moins le cas dans d'autres pays. Oui. Mais l'indépendance sur les technologies est aussi chargée d'imaginaire, puisque le développement d'une technologie aussi lourde en investissement que le nucléaire nécessite des alliances internationales, des dépendances internationales, de l'approvisionnement dans des conditions favorisées par le néocolonialisme. Donc il y a tous ces éléments-là à prendre en compte.
Dans le contexte de transformations climatiques globales, il y a l’idée de vouloir contrer ou dépasser la finitude de notre monde. Ce type de récit imaginé peut-il s'appliquer de façon générale au concept d'écologie ?
Je pense que ces imaginaires-là sont souvent associés à la technique. C'est ça qui m'intéresse, c'est la manière dont on peut associer ces rêves de dépassement de la finitude de l'humanité par sa capacité à conquérir par la technique de nouvelles de nouveaux pouvoirs naturels, que je trouve être un récit, une représentation qui est extrêmement critiquable et qui fait partie du problème.
Il y a souvent des retours en force du solutionnisme technique, l'idée qu'on va trouver en construisant beaucoup de machines la solution pour sortir de l'impasse écologique et de la catastrophe écologique dans laquelle on est. Et là, je trouve que c'est quelque chose qui est critiquable autant d'un point de vue philosophique que politique.
RCF est une radio associative et professionnelle.
Pour préserver la qualité de ses programmes et son indépendance, RCF compte sur la mobilisation de tous ses auditeurs. Vous aussi participez à son financement !