Le 14 janvier 1875, il y a tout juste 150 ans, naissait à Kaysersberg (Bas-Rhin), Albert Schweitzer. Prix Nobel de la paix, médecin, pasteur, théologien, et musicien, que reste-t-il de ses nombreux combats 60 ans après sa mort ? Eléments de réponse avec Mathieu Arnold, historien et théologien qui vient de publier deux ouvrages sur l'Alsacien aux 1000 vies.
RCF Alsace : Professeur d'histoire à la faculté de théologie protestante de l'université de Strasbourg, vous venez d'écrire une biographie fouillée aux éditions Fayard et un Prier 15 jours avec Albert Schweitzer (Nouvelle cité). Y a -t-il un aspect qui constitue pour vous comme la clé de ses engagements divers?
Matthieu Arnold : Il y a sans doute plusieurs clés et je ne suis pas sûr d'ailleurs de parvenir à ouvrir toutes les serrures. Deux choses m'ont intéressé et m'ont fait pénétrer dans l'univers de Schweitzer, en dehors de ses grands écrits comme son Histoire des vies de Jésus ou La civilisation et l'éthique. C'est d'une part sa correspondance, à commencer par sa correspondance avec sa future épouse Hélène, qui a été publiée dans les années 2000 et qui est tout à fait superbe. Et c'est d'autre part, ce sont ses centaines de prédications qui malheureusement restent inédites en français pour la plupart, puisqu'elles ont été rassemblées en 2001 dans la langue originale en allemand.
RCF Alsace : Combien de lettres représentent sa correspondance ?
M.A. : Des dizaines de milliers de lettres sont conservées aux archives de Gunsbach, sa maison natale. Pour vous donner une ordre d'idée, durant les 6 dernières années, , j'ai dû me rendre plusieurs fois par an à Gunsbach pendant plusieurs, plusieurs jours pour me plonger dans sa correspondance. Ce n'est qu'une infime partie, bien sûr, mais j'ai pu trouver des choses tout à fait inédites dans le domaine de la correspondance familiale, mais aussi avec des collaboratrices.
RCF Alsace : Dans votre biographie Albert Schweitzer, vous tenez à éviter tout anachronisme, sans juger les événements ou les attitudes de Schweitzer en leur temps avec le regard actuel. Pourquoi insister autant ?
M.A. : La manière la plus simple de tenir la nuance, c'est de se plonger dans le contexte. on ne se contente pas de s'attacher à un personnage, mais on le replace dans son contexte. Ce n'est d'ailleurs que par rapport à ses devanciers et par rapport à ses contemporains que l'on comprend en quoi quelqu'un peut être original et en quoi quelqu'un peut être novateur. Une autre dimension importante est cette double nationalité qu'il avait et qui a été mal comprise. A l'heure où les nationalismes se développent, il me paraît très important de le rappeler. Son père avait fait des études de théologie dans une Alsace qui était encore française, et lui est né quatre ans après le traité de Francfort. Il va faire des études dans une Alsace qui est allemande. Il a de la famille qui optent pour la France dite de l'intérieur qui se rend à Paris, garde des contacts avec eux. Quand il fait sa thèse en philosophie, il va d'une part à Paris, d'autre part à Berlin, et donc il a toujours tenu à rester au-dessus de la mêlée, comme Romain Rolland. Au lendemain de la Première Guerre mondiale qui, il est vrai, avait causé des destructions massives sur le sol français, le fait qu'il ne prêche pas la revanche ni que Dieu qui a donné la victoire à la France, mais parle plutôt déjà à ce moment-là d'humanité, pouvait être mal compris. Il a été vu comme anti-patriote.
RCF Alsace : Cet amour de l'humanité, se retrouve dans sa fameuse devise "le respect de la vie".
M.A. : Il a dirigé un hôpital de plusieurs centaines de malades. Cet amour sait faire preuve d'autorité et qui sans doute avait également des abords rugueux. Mais malgré cela, il était extrêmement fidèle en amitié. Il savait s'attacher des collaborations et la sympathie. Au début des années 1960, pour lui succéder, il va porter son choix sur un jeune médecin suisse, Walter Munz. Ce dernier n'est alors pas le plus expérimenté de ses médecins, mais il sait que c'est celui qui fera la preuve du plus d'humanité envers les Africains. Il souhaitait que Munz respecte, propage, et poursuive ce qu'il appelait "l'esprit de Lambaréné" (du nom de son hôpital au Gabon, ndlr), c'est-à-dire de traiter les gens pas seulement comme des malades, mais comme des êtres humains.
RCF Alsace : Vous avez dédié la première partie du Prier quinze jours avec Albert Schweitzer (Nouvelle cité) à son commentaire du Notre Père. Qu'est ce qui fait la spécificité de l'approche de Schweitzer de cette prière fondamentale chez les chrétiens ?
M.A. : Albert Schweitzer a beaucoup médité sur le Notre Père, notamment dans ses prédications. Ce qui me paraît central dans le Notre Père tel qu'il l'a compris, c'est la demande pour la venue du Royaume. Il défend une idée que tous ne partageront pas aujourd'hui, mais qui est la suivante : Nous ne pouvons plus attendre le royaume comme le faisait Jésus, qui viendrait à la suite d'une catastrophe cosmique. Mais nous croyons encore dans le Royaume, qui est notamment l'idée que de plus en plus d'hommes et de femmes agissent dans l'esprit de Jésus. Il essaye d'actualiser la pensée de Jésus sans le moderniser indûment. À la différence des chercheurs de son temps, il n'estime pas que Jésus était un maître de morale dont on peut transposer la pensée immédiatement dans l'époque présente. Il reconnaissait en Jésus un Juif de son temps, avec les catégories de pensée de son temps. Pour Schweitzer, ces catégories ne sont plus celles de l'homme contemporain. Mais il y a bien dans le message de Jésus, qui appelle tout un chacun à le suivre, un certain nombre de choses que nous pouvons retenir et même dont nous pouvons vivre.
Certains combats menés par Schweitzer valent finalement encore la peine d'être menés.
RCF Alsace : 2025 marque les 150 ans de sa naissance et les 60 ans de la mort de Albert Schweitzer. Aujourd'hui, que reste-t-il de ses engagements ?
M.A. : Il y a encore quelques années, certains de ses combats nous paraissaient tout à fait obsolètes, comme la menace nucléaire. Et puis cela a regagné en actualité avec la guerre en Ukraine. Sans parler d'autres puissances qui détiennent cette arme. Certains de ses combats menés valent finalement encore la peine d'être menés. Et puis il y a sans doute une dimension à laquelle j'espère que les jeunes générations seront sensibles, c'est cette idée de d'étendre le respect à toute vie. Je crois qu'aujourd'hui, on ne ridiculise plus quelqu'un qui parle du respect pour les animaux. Ce serait une porte d'entrée, notamment pour les jeunes, pour redécouvrir tout ce que la pensée de Schweitzer peut nous apporter.
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