Les Russes sont appelés aux urnes à partir de la semaine prochaine. Le quotidien Ouest France titre lundi 12 mars "une présidentielle pour la forme". "Il n’y a pas vraiment d’enjeu puisque Poutine a muselé les médias. Il a aussi muselé son opposition. Alexeï Navalny n’a pas eu le droit de se présenter comme candidat. C’est un simulacre de démocratie. L’enjeu, puisqu’il n’y a pas de campagne, c’est de savoir quel est le taux de participation à ces élections. Il y a des régions dans lesquelles on va voter pour la première fois, comme la Crimée. Les enseignants reçoivent des lettres pour appeler à aller voter" explique Antoine Arjakovsky, historien, d’origine russe, orthodoxe, co-directeur du département Politique et Religion au Collège des Bernardins, auteur de "Voyage de Saint Pétersbourg à Moscou : anatomie de l’âme russe" (éd. Salvator).
Année après année, les Russes renouvellent pourtant leur confiance à Vladimir Poutine. "Les Russes ont un revolver sur la tempe. Ils n’ont pas le choix. Il y aurait une démocratie, alors il y aurait des débats et l’on verrait un mécontentement. C’est même plus fort que ça, c’est une douleur profonde. Depuis 2015, les Russes souffrent. Il y a une baisse moyenne du pouvoir d’achat de 20 %. Il y a un fort mécontentement mais il ne peut pas s’exprimer car il n’y a pas de moyen de le faire. Les manifestations sont interdites. Maintenant il faut reconnaitre que Poutine est représentatif d’une partie de la population qui est sortie de l’URSS blessée, qui n’a pas eu la possibilité de régler son problème par rapport au passé communiste, et qui a eu besoin d’être rassurée sur son passé. Tout peuple veut être fier de son passé. Et en montrant que la Russie est respectée partout dans le monde, Poutine flatte l’orgueil national d’une grande partie de la population" ajoute Antoine Arjakovsky.
Malgré cela, pour ce dernier, les Russes vivent encore avec la peur de l’Etat. "L’Etat n’est pas fait pour servir le peuple, mais c’est le peuple qui est fait pour servir l’Etat. Les ONG sont considérées comme des agents de l’étranger. C’est la même chose pour beaucoup d’associations. On parle de ces élections comme d’un enjeu, mais il y a beaucoup d’autres problèmes dont on ne parle pas. La semaine dernière, le scandale du trafic de cocaïne par le ministère des Affaires étrangères russe en Argentine. C’est un exemple" précise.
Vladimir Poutine "est quelqu’un représentatif de cette période soviétique, qui n’a pas été soigné, mais qui avec le temps est devenu un homme extrêmement dangereux. Il a une fortune colossale, il cherche à la protéger. Et il n’a pas d’autre choix que cette fuite en avant car s’il perd le pouvoir, c’est la Cour pénale internationale, ou tout simplement c’est le règlement de compte mafieux" lance encore ce spécialiste de la Russie.
Dans son dernier ouvrage, Antoine Arjakovsky établit donc une anatomie de l’âme russe. "Une fois qu’on a compris combien la Russie était malade, combien le désir de démocratie n’a pas fonctionné, il s’agit d’être constructif et d’essayer de comprendre pourquoi. Je me suis promené en Russie l’année dernière et j’ai pu interroger les gens, aller sur le terrain. La méfiance est partout. C’est une société à qui on répète en permanence qu’autrui veut du mal. Ce sont des gens qui n’ont pas d’autre choix que de se replier sur leur pré carré et d’avoir peur de tout le monde. Cette maladie date de l’époque tsariste, et j’essaie de comprendre comment historiquement cela s’est passé" ajoute-t-il.
Ce dernier ajoute que l’Eglise russe a une grande responsabilité. "Le patriarche Kiril est très proche du tsar actuel, Poutine. Il n’a critiqué ni l’annexion de la Crimée, ni l’intervention en Syrie, ni l’infiltration en Europe par Russia Today. Pas une seule fois l’Église ne s’est opposée à cela. Elle est malade de sa nostalgie, de questions qui n’ont pas été réglées. Il ne s’agit pas jeter la pierre. Mais une fois que l’on admet le constat qu’il y a une maladie, on la soigne". Un rapport au passé lourd à porter pour la Russie actuelle. Les crimes de l’URSS n’ont pas été digérés. "Les manuels aujourd’hui ne disent pas que le communisme au XXème siècle, c’est 100 millions de morts. C’est prouvé. En Russie ce n’est pas reconnu. Staline est un héros" précise Antoine Arjakovsky.
Ce dernier n’est pour autant pas si pessimiste. Pour lui, la Russie a les ressources nécessaires pour se sortir de cette période trouble. "C’est cela qu’il faut comprendre. De grands intellectuels qui sont publiés en français. Ils ont compris comment sortir de cette situation conflictuelle. C’est pour cela qu’il faut les écouter, leur faire confiance et les mettre en avant" conclut-il.
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