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Entre emprise et abus, une nouvelle enquête révèle la face cachée de Jean Vanier 

Un article rédigé par Grégoire Gindre - RCF, le 30 janvier 2023 - Modifié le 31 janvier 2023
Le dossier de la rédactionEntre emprise et abus, une nouvelle enquête révèle la face cachée de Jean Vanier

Exclusif. Près de trois ans après les révélations d’abus sexuels de Jean Vanier au sein de L’Arche, un nouveau rapport de 900 pages mené par six chercheurs, éclaire les zones d’ombres de la vie d’un homme aussi charismatique qu’obscur. Fractionné en six parties, l’ouvrage de la commission d’étude mandatée par L’Arche Internationale à l’automne 2020 aspire à “identifier les dynamiques culturelles et institutionnelles [...] ayant pu faciliter ces situations d’abus”. De l’histoire de L’Arche aux écrits de Jean Vanier, en passant par sa relation avec son père spirituel Thomas Philippe, le rapport est très largement basé sur des éléments d’archives tels que ses relations épistolaires, ses documents personnels, et des témoignages de victimes.

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La plaie est encore ouverte. Pourtant, ce sont vingt-cinq chapitres divisés en six parties qui provoquent une nouvelle fois une onde de choc dans la communauté de L’Arche Internationale. Seulement trois ans après les révélations d’abus sexuels de Jean Vanier sur plusieurs femmes, ce nouveau rapport ne se veut - cette fois - pas quantitatif.

À la différence du travail de la Ciase publié en 2021, la vocation de la commission indépendante n’est pas de réaliser le recensement exhaustif du nombre de victimes de Jean Vanier ou de Thomas Philippe. “On a voulu comprendre cette boîte noire qui marque l’ensemble des relations dans leur diversité”, raconte Claire Vincent-Mory, sociologue et membre de la commission.

 

Au-delà de la diversité, il y a un continuum qui s'ancre dans ces théories mystico-sexuelles héritées de Thomas Philippe”. Une conclusion qui s’avère possible grâce à huit entretiens oraux et écrits menés par la commission. Rien que pour Jean Vanier, le rapport évoque désormais vingt-cinq femmes victimes, majeures et non porteuses de handicap. Thomas Philippe, aurait lui, abusé de vingt-trois femmes, précise-t-on du côté de la commission. “Tout cela nous a permis de comprendre comment est-ce qu’il était possible d’être pris dans une situation telle - d’emprise et de confusion - que l’on est plus capable de nommer ce qu’on est en train de vivre, de prendre du recul et que l’on reste prisonnier sans pouvoir en sortir”.

 

Un rapport d’une ampleur inédite 

 

Les objectifs d’un tel rapport apparaissent presque comme une évidence quatre ans après la mort de Jean Vanier. Son héritage spirituel et communautaire qui le lie à L’Arche s’est très vite transformé en une blessure indéfectible dans les mémoires de ceux qui l’ont côtoyé. “En publiant cette enquête, l’objectif était de faire la lumière sur les faits qui ont été reprochés à Thomas Philippe et Jean Vanier”, confie Florian Michel, historien à l’origine du rapport. Pour cela, la commission souhaitait établir des faits avec une méthode bien précise, “à la fois de l’histoire, de la sociologie, de la théologie, de la psychiatrie et de la psychanalyse”. 

 


Avant l’écriture du rapport d’une ampleur sans précédent, il a fallu pour le conseil scientifique se concentrer sur la source et les fondements de ce qu’était L’Arche - et son rapport avec l’Eau Vive -, de l’histoire de Jean Vanier, et de sa relation avec son père spirituel Thomas Philippe

Déployée sur trois axes - recueillir, documenter, comprendre - l’étude est à la fois fondée sur des documents “archives” et des documents “entretiens”. “Il a fallu faire l’inventaire de tous les lieux et institutions patrimoniales où l’on pouvait trouver un certain nombre de lettres et documents qui éclairent l’histoire qui est la nôtre”, explique l’agrégé d’histoire. Cependant, toutes les archives n’ont pas été conservées et ces dernières ne permettent pas de tout comprendre. “Les entretiens avaient pour but de compléter et de pousser plus loin dans la chronologie notre documentation”, fait savoir Florian Michel. 

 

La centaine d’entretiens réalisés par deux des six chercheurs de la commission permettent de “comprendre le mécanisme de l'intérieur”. Ce sont donc des responsables de L’Arche en France et à l’étranger qui se sont présentés. Plusieurs femmes ont également apporté leurs témoignages pour enrichir le rapport d’entretiens individuels. “Certaines se présentent comme victimes, d’autres comme partenaires d’une relation transgressive”, précise Florian Michel. 

 

La relation entre Jean Vanier et Thomas Philippe au fondement des dérives sectaires 

 

Il n’a pas fallu attendre la publication de ce rapport pour connaître la relation privilégiée entre Thomas Philippe et Jean Vanier. Une rencontre qui intervient au sein de l’Eau Vive, un centre “à cheval entre la communauté religieuse, l’auberge de jeunesse chrétienne et le collège universitaire à l’américaine”, détaille Antoine Mourges, également historien à l’origine du rapport

Les chercheurs observent des dérives sectaires au fondement de la relation intime entre Jean Vanier et Thomas Philippe dès l’Eau Vive en 1950. Le début d’un processus d’emprise de Thomas Philippe sur Jean Vanier qui s’étend d’abord sur deux ans, puis l'accompagnera presque tout au long de sa vie.Cela est possible grâce au lien préalable qui existe entre les parents de Jean Vanier et Thomas Philippe alors au sommet de sa carrière”, analyse Antoine Mourges. “Jean Vanier arrive avec un a priori très favorable et trouve la réponse à des attentes personnelles”. Se mêle également “l'ordre mystique” de cette relation qui s’installe, et une réponse à des attentes affectives de Jean Vanier. 

 

 

C’est seulement en 1952 que la bascule vers l’irrationnel se produit. À la suite d’une enquête canonique portant sur des abus sexuels au sein de l’Eau vive, Thomas Philippe est condamné et interdit d’exercice de tout ministère sacerdotal et d’accompagnement spirituel par le Vatican. La relation privilégiée et la fascination sans mesure de Jean Vanier à l’égard de son “père spi” n'est pourtant jamais menacée. 

La commission interprète également les nombreuses lettres adressées par Thomas Philippe à Jean Vanier, sans avoir pourtant accès aux réponses. L’histoire montre que toutes les recommandations écrites dans les documents épistolaires de Thomas Philippe vont se traduire dans les choix de vie de Jean Vanier. “Par exemple, en 1956, Jean Vanier est sur le point d’être ordonné prêtre. Dans le même temps, à l’issue du procès de Thomas Philippe [condamné pour abus sexuels sur au moins deux femmes de l’Eau vive, ndlr], Jean Vanier doit entrer au séminaire. Cependant, il fait le choix de repousser son ordination et de ne pas suivre cet ordre du Saint-Office”. Une prise de décision forte pour rester fidèle et soutenir Thomas Philippe. 

 

Thomas Philippe devient la vocation de Jean Vanier

 

Dans le même temps, les archives du Saint-Office décèle chez Jean Vanier un passage de “fils spirituel” à “disciple fanatique”. Si cette fascination exacerbée et cette défense acharnée de Thomas Philippe est remarquée à l’époque, les pratiques mystico-sexuelles de Jean Vanier passent, elles, sous les radars. Jean Vanier prend alors la décision de consacrer une partie de sa vie à soutenir Thomas Philippe dans ses condamnations, jusqu’à même renoncer au sacerdoce, révèle le rapport. 

 

Une déviance de vocation de Jean Vanier qui relève dans une certaine mesure à “des traits sectaires”, souligne Antoine Mourges. “Thomas Philippe devient la vocation de Jean Vanier. Il devient le médiateur essentiel entre Dieu et Jean Vanier”, apprend l’historien qui explique que son “engagement dans la vie religieuse ou sacerdotale” devient alors secondaire. Cette élite croyante sectaire constituée autour de Thomas Philippe, “persuadée d’être à l’avant-garde du combat spirituel”, s’enlise dans un enfermement progressif. “Le petit groupe entre dans les pratiques mystico-sexuelles et s’isole de plus en plus”, suite à la condamnation de Thomas Philippe. 

 

L’autorité charismatique légitime de Jean Vanier 

 

Le rapport de la commission indépendante consacre huit chapitres aux commentaires sociologiques de l’autorité charismatique et quasi-naturelle de Jean Vanier, tout en interprétant également les éléments de témoignages recueillis. Aujourd’hui, le recul historique met en évidence la gouvernance autoritaire légitime de Jean Vanier, sans pour autant qu’elle soit remise en cause dans les années 1950. “L’idée est de comprendre comment sa parole est aussi légitime, comment ses prises de position sont-elles autant écoutées et obéies ?”, interroge la sociologue Claire Vincent-Mory. 

 

Les réponses à ces questions ne se font pas beaucoup plus attendre. “Lorsque Jean Vanier commence ce projet expérimental de L'Arche, il bénéficie déjà d’une réputation de sainteté très forte, dans ses milieux proches, familiaux, et dans certains espaces de l'Église catholique”. Cette relation de confiance s’installe également peu à peu avec les membres de L’Arche où Jean Vanier est perçu comme un prophète.Il est celui qui est capable de dire quelque chose au nom de Dieu. Il est celui qui est capable de s’adresser à quelqu'un en lui disant ce que Dieu souhaite pour lui. Il se présente pour accompagner sur tous les sujets personnels, psychologiques et professionnels”, martèle Claire Vincent-Mory. À la connaissance et puissance spirituelle, s’ajoute pour Jean Vanier son héritage sociologique fort. Fils du vice-gouverneur du Canada, le cofondateur de L’Arche jouit d’un profond respect et d’une grande reconnaissance aussi à l’internationale où sa communauté s’étend.  

 

L’emprise de Jean Vanier sur ses victimes s’étend largement au fil des années grâce à la prouesse d’un leadership permanent et une capacité de ses proches à être réceptifs.Toute la culture organisationnelle de L’Arche - jusqu’à une période récente, ce n’est plus le cas aujourd’hui - était partie prenante de cette manière d’observer, d’écouter et d’entendre ce que Jean Vanier avait à dire”, détaille encore la sociologue, auteure de sept chapitres. 

 

Au fond, ce chiffre de vingt-cinq n’a que très peu d’importance. L’hypothèse est très forte qu’il y ait plus de femmes concernées

La douloureuse question des victimes 

 

Si le rapport de la commission indépendante commanditée par L’Arche Internationale ne se veut surtout pas exhaustif, le travail fait état d’un nombre de victimes à la hausse par rapport aux enquêtes précédentes. En 2020, la communauté religieuse dénombrait “au moins six femmes”. Le rapport compte au moins vingt-cinq femmes victimes de celui qui est également fondateur de Foi et Partage, puis Foi et Lumière. Du côté de son père spirituel Thomas Philippe, l’enquête révèle vingt-trois victimes d’abus sexuels. Des révélations notamment rendues possibles grâce aux correspondances retrouvées, alors qu’une partie des victimes ont emporté ce douloureux secret dans leur tombe. 

 

Néanmoins, Claire Vincent-Mory tempère. “Au fond, ce chiffre de vingt-cinq n’a que très peu d’importance. L’hypothèse est très forte qu’il y ait plus de femmes concernées”. Dans son travail, la sociologue pointe la responsabilité partagée entre les différents acteurs de l’époque qui entretenaient cette autorité légitime de Jean Vanier. “Il y avait une ambiance et une culture institutionnelle au sein de L’Arche”. De plus, l’aura et le charisme du fondateur ont également eu un effet très important sur un certain nombre de membres du clergé en France, mais aussi à l’international, “tout comme les médias”, ajoute Claire Vincent-Mory. Autant d’acteurs institutionnels qui contribuaient à maintenir une image de sainteté exceptionnelle autour de Jean Vanier, alors particulièrement écouté, suivi et obéi. 

 

Comme il est presque désormais habituel après chaque libération de la parole, notamment dans le cinéma, le sport ou l'Église, le long cheminement vers une reconstruction et une déprise commence. “Le caractère récent des abus et le caractère récent du décès de la personne concernée expliquent aussi la volonté de la majorité d’entre elles de rester le plus dans l’ombre possible pour pouvoir faire sereinement leur propre travail de sortie”, souligne la co-auteure de l’étude. 

 

Désormais, les victimes interrogées par Claire Vincent-Mory s’accordent à dire que tout doit être connu de tous. Cette histoire, avec ses ressorts et ce qu’on en comprend, doit être exposée et mise à la lumière pour que la vérité soit faite mais surtout pour que cela ne se reproduise pas”, raconte la sociologue reprenant les dires des victimes interrogées. Une mise en place de garde-fous qui peuvent et doivent servir à d’autres institutions dans la tourmente et dans lesquelles les fondateurs sont également accusés d’abus sexuels.  

 

Cette histoire, avec ses ressorts et ce qu’on en comprend, doit être exposée et mise à la lumière pour que la vérité soit faite mais surtout pour que cela ne se reproduise pas

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