Des milliers de personnes dans les rues et des dizaines de Palestiniens tués. Deux ordres de grandeur qui donnent le ton de l’ambiance en Israël depuis le début de l’année. Des tensions extrêmes traversent l’État hébreu. Tensions qui touchent à la fois au conflit israélo-palestinien, avec une explosion de violence en Cisjordanie ces dernières semaines et qui concernent également la politique interieur avec une contestation sans précédent menée depuis janvier contre la réforme de la justice voulue par le premier ministre Benyamin Nétanyahou. Dans les deux cas, un dénominateur commun : le gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël. Le leader du Likoud, s’est allié avec l’extrême droite afin de revenir au pouvoir, au risque de sacrifier son propre héritage.
En Israël, la polarisation de la vie publique et de la vie politique n’a jamais été aussi forte depuis sa création en 1948. On l’a vu dans les urnes d’abord lors de la victoire très serrée de la coalition de droite qui a ramené Nétanyahou au pouvoir, en novembre dernier. “Actuellement, les partis de droite sont extrêmement majoritaires” rappelle l’historien Jean-Claude Lescure, enseignant à l’Université de Cergy-Pontoise et auteur du livre : Le conflit israélo-palestinien en 100 questions (Ed.Tallandier). “Le Likoud de Nétanyahou s'appuie sur plusieurs députés qui viennent des partis les plus extrémistes. Nous avons une radicalisation de la scène politique israélienne à la fois à la Knesset et dans la rue”.
Chaque semaine, les rues de Tel Aviv se remplissent de milliers de manifestants qui protestent contre la réforme de la justice. Le mouvement dure depuis janvier sans faiblir. Jeudi 9 mars plus de 65 000 personnes ont été recensées à travers ce pays de neuf millions d’habitants. L’aéroport international a même été bloqué et Benyamin Nétanyahou, en partance pour une visite officielle à Rome, a dû rallier le tarmac à bord d’un hélicoptère. “En neuf semaines, la mobilisation n’a pas faibli, au contraire” note Denis Charbit qui est professeur de science politique à l’université ouverte d’Israël. “Le gouvernement israélien, a travers Nétanyahou et ses ministres, a commis l’erreur de ne pas essayer d’être à l’écoute et de comprendre la contestation. Au contraire, il a attisé la colère en désignant les manifestants comme des anarchistes, certains ont même parlé de terroristes”.
D’ailleurs, parmi les opposants à la réforme, on retrouve maintenant “des secteurs de l’opinion qui d’habitude ne descendent pas dans la rue” souligne Jean-Claude Lescure. Mercredi 8 mars par exemple, 37 réservistes sur 40 d’une unité d'anciens pilotes de l’armée de l’air ont interrompu l'entraînement pour aller manifester. L’opposition des réservistes qui se sont clairement positionnés contre la réforme de la justice, est un signal fort. Ils occupent une place importante, car l’armée régulière israélienne, peu nombreuse, fait souvent appel à eux.
Pour le première fois les Israéliens sont dans la rue pour quelque chose qui tient à la définition même de la démocratie israélienne
Avec cette réforme de la justice, Nétanyahou entend rééquilibrer le rapport de force entre la justice, c’est-à-dire la Cour Suprême et le pouvoir législatif et exécutif, c'est-à-dire lui, la Knesset son gouvernement. Le leader du Likoud veut une justice “indépendante” mais pas “omnipotente”. Le problème, c’est que la Cour Suprême est l’unique contre pouvoir en Israël.
“Elle est très proche de la population et surtout comme il n’y a pas de constitution en Israël, mais des lois fondamentales, sujettes à interprétation, la Cour Suprême joue un rôle de défense en dernier recours pour les populations israéliennes et surtout elle occupe une place clé dans le respect du droit israélien” résume Jean-Claude Lescure. “Le Likoud et ses alliés défendent une vision de la légitimité politique qui voudrait que le vote des électeurs et donc les députés qui les représentent, soit supérieur aux droits défendus par les membres de la Cour Suprême, qui sont nommés. Il s’agit donc d’un conflit de légitimité.”
“C’est la première fois depuis 1949 que les Israéliens sont dans la rue pour quelque chose qui tient à la définition même de la démocratie israélienne” avance même Denis Charbit. “On vit sur un système fragile, car en 1949, l’assemblée constituante n’a pas fait son travail, car elle n’a pas rédigé de constitution. Certains Israéliens pensent donc que c’est le moment de tout remettre à plat”.
Au-delà de ces questions plus internes, c’est également la montée de violence inquiétante en Cisjordanie qui fait les gros titres et suscite l’inquiétude de la communauté internationale. Soixante-quinze adultes et enfants Palestiniens et treize Israéliens tués depuis janvier selon le décompte de l’AFP, une expéditions punitive de colons israéliens se faisant justice eux même dans le village palestinien de Huwara fin février, l’annonce, le 12 février de la légalisation de neuf colonies illégales israéliennes, une première depuis 12 ans : les dernières semaines n’ont été qu'une succession de surenchères autour de la question cisjordanienne. “La violence dans ces territoires était à peu près régulée” précise Jean-Claude Lescure. Il y avait des tensions fortes, mais la communauté internationale parvenait à se satisfaire d’un pseudo statu quo en place dans la région.
En Cisjordanie, c'est un changement institutionnel de gouvernement qui est en cours
Depuis l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, ce qui change, c’est l’approche de fond de la question cisjordanienne. “Le statut des territoires occupés va complètement changer” analyse Jean-Claude Lescure. “Depuis 1967 et leur conquête lors de la guerre des Six-Jours, ces territoires en Cisjordanie étaient sous administration militaire. L’idée portée par Nétanyahou et ses alliés est de confier l'administration de ces colonies à Bezalel Smotrich. Ce dernier, ministre des Finances, est la voix d’une partie des colons installés en Cisjordanie. Il réfute d’ailleurs ce nom et préfère parler de la Samarie et de la Judée, les vieux noms historiques des royaumes juifs de l’antiquité. Pour Smotrich, justement, les frontières israéliennes devraient aller de la Méditerranée aux rives du Jourdain en faisant disparaître, non seulement l’idée de deux états, mais même l’État croupion qu’est aujourd’hui l’autorité palestinienne. On a donc un changement institutionnel de gouvernement qui est en cours.”
Même dans le champ lexical le pseudo statu quo en place en Cisjordanie jusqu’ici semble voler en éclats avec une extrême-droite décomplexée. Le fameux leader du parti Sionisme religieux, Bezalel Smotrich a appelé à raser le village palestinien de Huwara. Dans le camp radical, s’ajoute le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir. Il est à la tête de Otzma Yehudit, "Force juive", un des trois partis issus du sionisme religieux.
“Pour la première fois dans l’histoire des gouvernements israéliens de droite, il n’y a pas, comme les fois précédentes, un parti avec quelques députés centristes qui posent comme condition le fait de ne pas toucher au système judiciaire” explique Denis Charbit. “Là, on se retrouve sans aucune résistance sur cette question. Or parmi les partis au pouvoir, certains ne font pas partie de la droite conservatrice, mais plutôt de la droite radicale, presque révolutionnaire qui estime qu’elle a aujourd’hui les moyens de tout changer et de tout transformer”.
Forcé de s’allier à cette droite pour revenir au pouvoir, Nétanyahou peine visiblement à contrôler les éléments les plus extrémistes de son gouvernement. Or, la stabilité de la situation dans le pays va dépendre justement de la capacité du patron du Likoud à ne pas se faire doubler par sa droite. Aux raisons de la situation actuelle, on peut ajouter les ambitions et les problèmes personnels de Benyamin Netanyahou qui semble moins à même de défendre la justice depuis qu’il est ciblé par elle pour des soupçons de corruption.
Nétanyahou est en train de pulvériser son propre héritage
Tout le paradoxe de la situation pour le Premier ministre le plus pérenne de l'histoire d’Israël, c’est qu’en acceptant cette alliance avec les partis sionistes radicaux, il menace son propre héritage. Notamment la situation régionale et internationale qu’il a patiemment construite durant les dernières décennies. “Depuis qu’il est pouvoir, l’une des récurrences de Nétanyahou est de désigner la menace iranienne et d’appeler à une attaque préventive” , détaille Denis Charbit. Seulement cette politique vis à vis de l’Iran nécessite le soutien des Américains, que Nétanyahou a toujours pris soin de ménager, mais qui regardent aujourd’hui d’un œil très critique la dégradation de la situation en Cisjordanie, les sorties d’Itamar Ben Gvir et les débordements de Bezalel Smotrich.
Enfin, il y a les accords d'Abraham signé en 2020 sous l’égide des États-Unis entre Israël et plusieurs États arabes de la région : dont les Émirats arabes unis et le Bahreïn. Pour l’accord, l’annexion des territoires palestiniens avait été mise en pause. “Nétanyahou pensait faire sa première visite diplomatique aux Émirats, cela n’a pas eu lieu et cela n’aura pas lieu” assure Denis Charbit. “On n'a pas encore vu d’État arabe menacer de remettre en cause ces accords, mais alors qu’il aurait pu souhaiter une extension des signataires, on se demande si c’est encore réalisable. On voit donc bien la contradiction inhérente entre ce que laisse faire, voir ce qu'accompagne Nétanyahou en ce moment et son héritage… qu’il est en train de pulvériser” conclut le politologue.
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