Fer de lance dans la lutte contre les abus sexuels faites aux enfants, la Ciivise - la commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants - semble au point mort. Lancée en 2021 sur une idée d’Emmanuel Macron, cette mission de trois ans installait le juge pour enfants Édouard Durand à la présidence de la commission. Un rapport de 600 pages et 30 000 témoignages plus tard, la promesse du “on vous croit” du président de la République semble bien lointaine. Pourtant, les membres démissionnaires du bureau de la Ciivise 1, gardent espoir. Récit d’un immense gâchis.
En 2021, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants constituait une lueur d’espoir pour les 160 000 enfants victimes d’abus sexuels chaque année. “Une renaissance” même pour les 10 % de la population française victime d’abus et d’inceste pendant l’enfance. “La honte a changé de camp”, expliquait Emmanuel Macron d’un ton presque martial en 2021. Trois ans plus tard, la parole se libère difficilement sur l’un des derniers tabous de notre société. La Ciivise patine et les termes de “fiasco” et “polémique” ont remplacé la libération de la parole.
Des vies brisées dans le sanctuaire d'une chambre d’enfant. Des enfances volées lors de vacances en famille, ou de moments qui auraient dû être innocents et ont conduit au pire. Aujourd’hui, la parole se libère. Grâce au courage. pic.twitter.com/etHFUU4eRh
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) January 23, 2021
“Incompréhension, gâchis”. Les mots sont durs, mais à la mesure de la déception. Le départ aussi flou que précipité d’Édouard Durand fin 2023 est encore dans toutes les têtes. Si le juge pour enfants a bien réussi à obtenir la pérennisation de la mission, son éviction - ou plutôt sa non-reconduction - laisse un goût amer aux membres démissionnaires du bureau fin 2023. Arnaud Gallais est l’un d’eux : “Il y a 30 000 personnes qui nous ont fait confiance en témoignant”, rappelle-t-il. “C’est terrible, ça a créé un véritable vent de colère”. Le rapport publié en novembre par son désormais ex-président est pourtant bien arrivé jusqu’au gouvernement. Sur les 82 préconisations, seules 41 ont été retenues. “On ne sait pas lesquelles”, indique Arnaud Gallais. Preuve de l’attentisme de l’exécutif sur cet enjeu.
À cela s’ajoutent le fiasco et le lot de polémiques qui ont accompagné la gouvernance de la Ciivise 2. À peine une semaine après avoir repris le flambeau, l’ex-nouvelle présidente, la pédiatre Caroline Rey-Salmon, a été contrainte de se retirer après une plainte pour agression sexuelle à son encontre. Quelques heures plus tard, son co-président Sébastien Boueilh, lui-même victime lorsqu’il était mineur, démissionnait s’estimant “la cible de calomnies et d’attaques personnelles”. Pour Arnaud Gallais, cet épisode est venu “balayer tout le travail qui a été fait”.
Pourquoi l’exécutif n’a donc pas souhaité reconduire Édouard Durand à la présidence de la Ciivise 1 ? Les circonstances restent encore troubles. Des différends stratégiques sur la méthode à suivre en seraient à l'origine. “Par ces désaccords, on venait démontrer qu’on était bien indépendant”, soulève Arnaud Gallais. “Politiquement, c’est incompréhensible. C’est assez lunaire, quel gâchis”, souffle-t-il désemparé.
C'est un sujet qui mérite mieux que les batailles de positionnement
Pourtant, pour Bruno Questel, ex-député de la majorité, “ce sujet [de l’inceste, NDLR] démontre qu’il ne peut pas être traité comme un sujet lambda de l’actualité politique. Ça mérite un travail de fond sur le court, moyen et long terme”, exhorte l’ex-homme politique. “C’est un sujet qui mérite mieux que les batailles de positionnement”. Le sujet doit davantage s’imposer dans notre société. Malgré le fiasco politique, “le rapport existe, et nous devons le faire vivre”, explique Arnaud Gallais, cofondateur des caravanes Mouv’Enfants qui anime aux quatre coins de la France des rencontres pour échanger sur le fléau des violences sexuelles faites aux enfants.
Les premières victimes de cette promesse non-tenue sont bien celles qui ont témoigné dans le rapport de 600 pages. “Une double peine”, admet Malka Markovich, historienne et victime parmi les 30 000 témoignages d’inceste. Auteure de “L’autre héritage de 68. La face cachée de la révolution sexuelle”, publié chez Albin Michel en 2018, l’écrivaine féministe donnait, dans son ouvrage, la parole aux personnes qui ont souffert d’un climat d’abus sexuels, insidieux ou manifeste, pendant mai 1968. Il faut attendre 2021 et la création de la Ciivise pour qu’elle se mette à parler de sa propre histoire. “C’est insupportable d’être en arriver là. Prendre la parole n’est pas facile. Tout d’un coup, on nous dit que notre parole n’a pas grand sens et on vous renvoie dans votre petit coin”, s'insurge l’historienne face à la polémique.
Prendre la parole n'est pas facile. Tout d'un coup, on nous dit que notre parole n'a pas grand sens et on vous renvoie dans votre petit coin
La crise de la gouvernance se mue vite en crise de confiance. Comment rassurer les victimes après un tel fiasco ? “Certains réfléchissent à retirer leur témoignage”, apprend Arnaud Gallais. Malka Marcovich rassure : “Jamais je ne retirerai mon témoignage. Non seulement, jamais je ne retirerai mon témoignage, mais je continuerai à témoigner”, répète-t-elle.
Bien qu’au point mort aujourd’hui, la Ciivise a eu le mérite de déboulonner l’un des derniers tabous de notre société. La parole se libère. “C’est positif”, souligne Arnaud Gallais qui souhaite que les membres démissionnaires de la Ciivise et le gouvernement “se réunissent autour d’une table”. Il livre un message d’espoir : “on ne peut que constater le gâchis, mais il n’est jamais trop tard. On peut aller vers les 160 000 enfants victimes chaque année de violences sexuelles. On peut aller vers les 10 % de la population française victime également de violences sexuelles pendant son enfance. On peut changer la société”, persuade Arnaud Gallais, gonflé à bloc.
Derrière l’espoir, quelle suite pour la Commission ? “La Ciivise 3 ne peut pas avoir d’autres formes que la Ciivise 1”, assure Malka Marcovich. “Est-ce que la Ciivise doit être sous l’égide du gouvernement ? Je n’en sais rien”. Une chose est sûre : “la situation ne peut pas rester comme ça”. Ce sont bien les victimes qui sont désormais dans l’attente de réponse.
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