On voit un homme allongé dans un lit, entouré d’une femme et de deux ados. On comprend immédiatement que c’est un malade : il a une blouse légère blanche à points noirs, il a la main bandé, le visage émacié. A ses côtés, sa femme et ses enfants sont venus lui rendre visite : ils ont une surblouse jaune de visiteur. Les enfants ont un masque sur la bouche, des gants en plastique sur les mains, et la jeune fille a même une charlotte sur les cheveux. C’est elle d’ailleurs qui tient l’appareil et cadre l’image. Autour d’eux, on devine le décor d’hôpital : le mur jaune sans charme, les tuyaux, les écrans, les capteurs, l’éclairage peu flatteur.
Ce n’est pas n’importe quel selfie. C’est l’opposant russe Alexeï Navalny qui l’a posté sur son compte Instagram mardi. Une façon de donner des nouvelles qui se veut simple et directe. On dit souvent du selfie que c’est une façon de flatter son ego – d’ailleurs les Québécois l’appellent comme ça, de façon géniale, « egoportrait ». Mais en fait, on garde rarement les selfies pour soi. Pour s’admirer, il y a les miroirs. Un selfie, ça se partage. C’est fait pour dire : regardez à côté de qui je pose, regardez dans quel endroit incroyable je suis, regardez l’exploit que je réalise. C’est un moyen de dire quelque chose à quelqu’un. Ici, le selfie dit : regardez, je suis vivant.
Sur photos d’actu, il y a rarement celui qui appuie sur le bouton dans le cadre. Le photographe ne fait d’habitude pas partie de l’histoire. Mais ici, pas de journaliste dans la chambre ultra-surveillée de l’hôpital de Berlin. C’est la fille d’AlexeI Navalny qui prend le cliché. Et elle est heureuse de le faire. Car même sous les masques, on devine les sourires. C’est aussi la joie d’une famille que l’on voit. Il faut dire que mercredi, leur mari, leur père venait de passer une semaine sous respirateur artificiel, et avant cela plusieurs jours dans le coma. Il avait été victime d’un malaise le 20 août à bord d’un avion entre la Sibérie et Moscou, le 22 il était transféré en Allemagne et les scientifiques ont alors prouvé la tentative d’empoisonnement. AlexeI Navalny est passé à côté de la mort. Cette photo, c’est une façon pour lui de nous donner des nouvelles – de ses bonnes nouvelles - comme si nous étions ses proches.
D'ailleurs, le commentaire qu'il a ajouté sous la photo est assez personnel. Il l’a écrit en russe, alors je traduit : « Vous m'avez manqué (avec un petit smiley qui a des cœurs à la place des yeux). Je ne peux pas encore faire grand chose, mais hier j'ai réussi à respirer seul toute la journée. Tout seul, sans aide extérieure, pas même une valve dans la gorge. J'ai beaucoup apprécié. C'est un procédé remarquable que beaucoup sous-estiment. Je recommande fortement». Le ton est léger, ironique, badin : c’est vraiment un proche. Mais un proche qui obtient sur une image 1,4 millions de « j’aime », et désormais 1,9 millions d’abonnés sur son compte Instagram. Son équipe a posté hier un petit film sur le même réseau social : les preuves de l’empoisonnement selon elle. Des images du mini-bar de sa chambre d’hôtel sibérienne avec une bouteille d’eau, contenant du poison sur le plastique. Là encore, relai maximum. Les journalistes n’ont alors plus le choix que de transmettre ses images, en attendant de pouvoir faire les leurs.
Chaque vendredi dans la Matinale RCF, David Groison commente une photo de presse.
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