C’est une photo d’actualité, mais on dirait une photo de vacances, un cliché de touriste. Des adultes de 20 à 60 ans sont assis dans des canards en plastique gonflable de plage, posés sur le sol. Au premier plan, un grand visage de canard jaune, avec un bec orange, un trait pour dessiner un sourire et un grand rond noir, pour faire l’œil. Un homme est assis dessus, il est de dos. À côté, une femme d’une soixantaine d’années, habillés avec un tee-shirt, un jean décoloré, une fleur dans les cheveux, regarde les lunettes glissées sur le bout de son nez son téléphone portable. Elle aussi a les fesses enfoncées dans un canard de piscine. Derrière, deux jeunes à bob et à casquette, la vingtaine, sont en train de manger des brochettes, assis dans les mêmes bouées. Ça continue comme ça derrière et juste, sur une toute petite bande horizontale, on devine en haut des chaussures et des mollets : des passants en train de marcher.
Nous sommes en Thaïlande. Et depuis plusieurs semaines, depuis la fin de l’été, des manifestants demandent la démission du Premier ministre issu d’un coup d’État en 2014 et une réécriture de la Constitution, jugée trop favorable à l’armée. Mercredi, ils étaient dans la rue pour dire à nouveau leur révolte. Mais on le voit sur toutes les photos, sans se départir de leurs sourires. Même quand ils ont des masques… Sur l’image, ici, la femme de 60 ans le porte sous le menton. Mais sur d’autres photos, quand ils portent leurs masques comme il faut, ce sont leurs yeux qui trahissent le sourire. Et ils ont avec eux, toujours, ses canards en plastique incongrus, devenus le symbole visuel de la révolution.
Les canards gonflables ont d’abord servi à Bangkok, de protection contre les canons à eau des forces de police. De boucliers, quoi. J’aurais pu d’ailleurs partager ici il y a quelques semaines les premières photos spectaculaires de manifestants se protégeant des tirs des forces de l’ordre, avec des canards géants. C’était déjà insolite et marquant. Le mélange d’un univers violent – la confrontation avec la police – et un univers enfantin – le jouet en plastique. Ces photos ont fait le tour du monde. Et les canards se sont alors imposés en tant qu’icônes des personnes manifestant pour la démocratie. Comme avant eux, les parapluies à Hong Kong, les chaussures pour chasser Moubarak d’Egypte, ou plus loin dans l’histoire, les œillets au Portugal.
Les symboles, cela fait de belles photos. Les manifestations doivent se répandre et attirer l’attention des gens, des médias et du pouvoir. Avec un symbole reproductible, facile à trouver et qui attire les regards, la cause trouve un écho. Le canard jaune attire nos yeux vers cette partie du monde qui n’est pas souvent à la Une de l’actualité. Cette photo qui nous montre les manifestants se reposant sur leurs symboles avant d’affronter la police, c’est une façon de se moquer un peu… Pas des manifestants, non ! Mais de nous, qui avons besoin de gros jouets en plastique jaune pour qu’on s’intéresse un peu à d’autres parties du monde.
Chaque vendredi dans la Matinale RCF, David Groison commente une photo de presse.
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