"Dis moi quelle est ta justice, je te dirai quel est ton Dieu", nous invite à réfléchir le père Patrick Goujon sj. Il a dirigé une réflexion pour rappeler la nécessité de maintenir unies la miséricorde et la justice : "Pardon et justice de Dieu à l'ombre des abus en Eglise".
Oui, il y a une carence de l'idée de justice et de la pratique de la justice dans le catholicisme, en particulier parce que je pense que nous avons progressivement oublié qu'un des qualificatifs de Dieu, c'est qu'il est juste et miséricordieux. Ces dernières décennies, on a beaucoup insisté, et pour de bonnes raisons, sur la miséricorde de Dieu tout en oubliant sa justice. Et cela non seulement sur la question des agressions sexuelles et des abus de pouvoir dans l'Église, mais pour toutes autres sortes de questions de notre vie chrétienne.
La question de la justice, pas seulement judiciaire mais aussi sociale - c'est-à-dire des rapports justes entre nous - a quand même été éclipsée par l'idée que l'on se fait de Dieu, par le discours que nous tenons en Église sur Dieu. Alors, on a promu un Dieu de miséricorde et on peut s'en réjouir parce qu'Il est fondamentalement cela. Nous avons peur d'un "Dieu juge" parce que l'Église a trop joué avec ce concept. Or, s'il y a une aspiration profonde dans l'humanité, c'est de vivre dans la justice. Nous le savons, lorsque nous souffrons d'injustices, c'est sans doute l’une des souffrances morales les plus fortes. Saint Thomas d'Aquin dit bien que "la prétendue miséricorde qui s'oppose à la justice est un non-sens, et la miséricorde sans la justice est la mère de la dissolution".
Je dirais de manière peut-être audacieuse que nous parlons d'abord de la justice de Dieu. On s'est dit : il y a besoin de faire connaître la tradition théologique la plus reconnue, et qui d'autre que Thomas d'Aquin pour répondre à cette question. Thomas, au fond, s'affrontait comme théologien à la même question que nous. Thomas d'Aquin écrit en latin le mot qu'il emploie pour dire la miséricorde sans justice, c'est une bêtise, stultitia. C'est vraiment très fort. Il est rare que Thomas d'Aquin emploie un vocabulaire aussi virulent. Pour reprendre sa réflexion, on pourrait la résumer comme suit : on ne peut pas penser le pardon chrétien en l'opposant à la justice parce que la miséricorde de Dieu est juste.
Or, qu'est-ce qui va permettre aux relations de charité d'être maintenues ? Et bien à la fois le pardon et la justice. Et ça, je trouve que c'est très éclairant. On ne marche que sur une seule jambe s'il n'y a que le pardon, parce qu'il y a des situations - et nous le savons tous dans notre vie - qui appellent la justice pour que la charité puisse avoir lieu. En aucun cas (dans l'actualité avec la crise des abus) il n'est question que le pardon ne devienne une éponge à effacer les torts quand ils ont été causés.
Le pardon et l'appel au pardon sont essentiels et on le sait : on est en paix quand on peut pardonner. Mais j'ai bien dit “quand on peut” ! Pour y arriver, il y a un chemin qui doit être fait, c'est celui de la justice. On peut dire que juger c'est apporter de la lumière. Être capable de juger, c'est être capable de voir les choses comme elles le sont en réalité. Donc, avant toute chose, le sens de la justice c'est un travail de vérité.
Ce que j'ai constaté, dans les affaires d’abus, c'est qu'on a appelé à la miséricorde des abuseurs immédiatement. La conséquence, c'est qu'on ne fait pas la vérité. On n'ose pas approfondir la situation. C'est d'ailleurs l'une des ambiguïtés du pardon : c'est-à-dire qu'il semble exiger à la fois l'effacement et l'approfondissement du mal accompli. Ce que la victime découvre la plupart du temps, c'est que son traumatisme est indépassable.
Ce qu'on a oublié, je pense, dans les discours tenus sur l'appel au pardon dans le cadre des abus dans l'Église, c'est qu'on n'était pas dans une situation d'offense quotidienne courante ; il s'agit d'un crime. Et qu'il s'agit d'un crime en outre commis par des personnes qui ont des pathologies sur leur sexualité. Elles ne peuvent pas être considérées comme irresponsables au sens du droit. J'ai parlé avec plusieurs psychiatres, qui disent «c'est rarissime qu'il y ait le moindre vrai remord exprimé par un agresseur ». Il peut y avoir des remords stratégiques, en vue d'obtenir une peine commuée. Mais dans la plupart des cas, en fait, il n'y a jamais de remords.
Il semble parfois que les épiscopats oublient leur catéchisme. Dans les affaires d’abus en Espagne et en Italie, par exemple, il a tout de suite été question d'appeler les victimes au pardon de leurs agresseurs, sans jamais exiger de réparation. Or, le moindre confesseur sait très bien qu'il doit donner une peine. Quand on donne l'absolution dans la confession, elle est assortie d’une “peine” qui pourrait être simplement de se consacrer davantage à la prière, au jeûne et à la transformation du cœur. Mais quand on dit ça à propos de pervers et d'agresseurs, ça ne prend pas. Je l'ai raconté dans ce livre, « Prières de ne pas abuser », j'ai été agressé. J'ai eu accès à la sanction canonique recommandée par le Vatican pour le prêtre qui, à Verdun, a agressé plusieurs centaines d'enfants dont j’étais. La peine requise, c'était qu'il se consacre à la pénitence et à la prière.
Dans le pardon, qui est réception passive de ce que Dieu nous donne, il y a aussi une dynamique active. Elle demande toujours de nous une transformation, une action. Au sujet de la confession, il y a toute une série de cas où on ne doit pas donner l'absolution. Alors je dis que l'Église, par moments, a perdu son latin ; mais là, elle est en train de perdre son catéchisme. Il y a une crise du catéchisme !
La miséricorde ne contourne pas la justice, elle la stimule et la motive.
Une juste éthique de la miséricorde nécessite une réforme de la pratique du pardon.
Je dois cette réflexion à Michel Fédou qui a écrit ce très bel article sur la colère de Dieu. En un mot, si Dieu se met en colère, ce n'est pas pour nous faire peur, mais c'est pour nous rappeler que sa colère est peut-être une représentation, une image humaine de Lui. Mais c’est aussi pour nous rappeler que nous ne savons pas ultimement ce qu’Il décide dans son cœur ; le présumer, c'est de l'orgueil. Ça veut dire qu'il y a des humains qui sauraient ce qu'il y a dans le cœur de Dieu, ultimement. On ne le sait pas. Et ce n'est pas désespérant, ça. Parce que ce qu'on espère, c'est qu'en lui soient la justice et la miséricorde.
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