Ces dix-huit derniers mois, il est plus facile de faire la liste des pays européens où il n’y a pas eu de manifestations agricoles que l’inverse. En un an et demi, seize pays de l’Union européenne ont été touchés par au moins une mobilisation agricole. À l’heure où les agriculteurs s’apprêtent à bloquer Paris et prennent la direction de la capitale, la réponse pourrait bien être plus au nord, à Bruxelles. Décryptage de l’origine de la profonde crise agricole européenne.
La liste est longue. La France, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Espagne, la Roumanie, la Pologne, la Lituanie ou encore la Suisse : les agriculteurs européens ont quitté leur exploitation ces dernières semaines, en quête de réponse sur les routes. “Toutes les personnes qui suivent de près la Politique Agricole Commune et ses développements récents, savent que ces mouvements européens étaient évidents. La question était plutôt quand ?”, juge Luc Vernet, secrétaire général de Farm Europe, un think-tank apolitique spécialiste des économies rurales.
Toutes les personnes qui suivent de près la Politique Agricole Commune [...] savent que ces mouvements européens étaient évidents. La question était plutôt quand ?
Aujourd’hui, la colère agricole française est observée au-delà des frontières nationales et la toile d’inquiétude du secteur est désormais étendue au reste de l’Europe.
Les étincelles nationales, déclencheuses des mouvements, ne doivent pas cacher la profonde crise traversée par l’Union européenne. Si certains agriculteurs exigent des réponses nationales et une agriculture souveraine, la réponse à leur malaise se trouve davantage à Bruxelles.
Il ne faut cependant pas généraliser les revendications des agriculteurs. La réponse européenne doit distinguer les exploitants de l'ouest, des paysans de l’Est. “L’Europe de l’Est fait face à l'explosion des importations de produits agricoles en provenance d’Ukraine”, décrypte Luc Vernet, secrétaire général de Farm Europe, un think-tank apolitique spécialiste des économies rurales. Entre 2022 et 2023, l’Union européenne constate une augmentation de l’importation de blé ukrainien de 232 %. “Ça a eu un fort impact sur le marché et par effet domino sur l’ensemble du marché communautaire”.
Il y a le sentiment que l’Europe dit aux cultivateurs comment cultiver et aux éleveurs comment élever
À l’ouest en revanche, et notamment en France, outre le déséquilibre provoqué par la guerre en Ukraine, c’est l’empilement de normes qui interroge. “Les contestations sont déclenchées par le stress et les transformations associées à la multiplication des normes. Il y a le sentiment que l’Europe dit aux cultivateurs comment cultiver et aux éleveurs comment élever”, justifie Luc Vernet.
Les observateurs sont unanimes : la bombe agricole européenne est en train d’exploser sous nos yeux. À l’origine de la colère, les fondements de ce qui constitue encore aujourd’hui notre agriculture commune. Mis en place avec le Traité de Rome en 1957, la Politique agricole commune fixe des prix artificiels, volontairement élevés et permet ainsi au monde agricole de s'enrichir. “L’idée à l’époque est d’augmenter massivement la production”, et de faire de l’Europe un continent agricole souverain.
Cependant, la machine s’emballe et cette production explose. En 1992, les institutions sifflent la fin de la partie et changent de stratégie. “L’idée à l’époque était schématisée par une orientation vers le marché. Le présupposé était qu’il y allait avoir un transfert de charges entre le budget européen et les consommateurs européens. Les agriculteurs devaient percevoir davantage de leur production”, explique le spécialiste des économies rurales. Toute la stratégie européenne était donc basée sur le fait que les consommateurs étaient prêts à payer leurs viandes, fruits et légumes plus chers.
Le pari est raté : encore aujourd’hui, les consommateurs cherchent avant tout le prix, conséquence de l’inflation et d’un pouvoir d’achat en baisse. “Les aides directes créées en compensation d’une chute des prix de 50 % représentent plus de la moitié du revenu agricole en moyenne européenne”, ne peut que constater Luc Vernet.
Comme un malheur ne vient jamais seul, à la transition ratée de la réforme de la PAC de 1992, s’ajoute l’enjeu du siècle : celui de l’environnement. Désormais, il faut pouvoir produire tout en étant respectueux de la planète. C’est l'apparition du Green Deal européen et des normes environnementales. Mais aussi des investissements et des coûts pour le secteur agricole. “Ces normes devaient forcer l’investissement et devaient ainsi être transférées vers le marché grâce à la montée en gamme, et donc ce coût serait pris en charge par le consommateur”, détaille Luc Vernet. En première ligne, le marché du bio.
L'équation de départ financière doit être repensée au regard de la réalité actuelle
Cependant, après son expansion, le bio recule et subit de plein fouet la crise. Si les gouvernements cherchent à maintenir la filière, force est de constater que les consommateurs boudent ce marché qui coûte aux portefeuilles des ménages. “Aujourd'hui, beaucoup d'Européens et de Français en particulier n’ont plus les moyens d’aller vers ce type de produits premiums, plus chers”, raconte le secrétaire général de Farm Europe.
Pour compenser ces pertes, le ministère de l’Agriculture annonçait une rallonge de 34 millions d’euros alloués à la filière fin décembre. Pourtant, “l’équation de départ financière doit être repensée au regard de la réalité actuelle”, conclut Luc Vernet. L’Europe, son rôle, ses contraintes, ses normes agricoles seront - à n'en pas douter - au menu des élections européennes des 6 et 9 juin prochains.
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