âDepuis des semaines, nous enfilons un masque quand nous sortons. Ca s’ajoute à ces gestes « barrières » auxquels nous essayons de nous habituer, notamment se tenir à distance de l’autre. On s’y plie par nécessité, mais on sent bien que c’est contre notre nature profonde.
« Ah non, pas le masque, pas le masque ! Ca défigure ». Julien qui s’exprime ainsi est autiste. Il répond à son chef qui lui demande, après le confinement, de reprendre le travail en portant un masque. Le responsable est un peu déstabilisé : « Ca ne défigure pas, Julien, ça cache le bas du visage » . La réplique fuse : « Oui, c’est ça, ça cache, on est défiguré ». Julien a fini par accepter de mettre le masque. Son désir de reprendre une vie normale était tellement grand après deux mois de solitude dans son studio ! Mais il a soupiré avec un peu d’angoisse : « ça va durer toute la vie ? »
Julien exprime à haute voix un ressenti qui peut traverser nombre d’entre nous : ce masque, cette distanciation physique, ne nous sont pas naturels. Ils nous contraignent, avec une part de violence que chacun vit avec plus ou moins d’intensité. Cacher le visage, s’écarter du passant dans la rue, se refuser à toucher l’autre pour exprimer selon les cas, l’amitié, l’empathie, la compassion, tout cela nous fait souffrir, comme si une part de notre humanité nous était interdite. C’est vrai. Mais en même temps on peut trouver d’autres façons de nous exprimer ? Dieu merci, nous faisons preuve d’inventivité pour compenser ce manque : en témoignent par exemple ces yeux qui parfois sourient au-dessus du masque lorsque nous nous écartons d’un inconnu sur un trottoir trop étroit, comme si nous nous excusions mutuellement ainsi de ce geste de défiance imposé. Ou encore lorsque nous rencontrons des proches, ce foisonnement de mots d’amitié ou de bienveillance que nous déployons, qui viennent compenser la poignée de mains ou l’embrassade usuelles. Il n’en reste pas moins que nous en souffrons, avec comme Julien, cette secrète espérance que ça ne va pas durer trop longtemps.
Ce manque ressenti, ça nous rappelle que le corps est relation et le visage tout particulièrement ! Le philosophe Lévinas s’est particulièrement intéressé au langage du visage. « Il y a dans le visage une pauvreté essentielle, - écrit-il - une nudité décente ». Il parle de « trace de l’Infini dans le visage de l’Autre », et pour lui, voir le visage, c’est voir infiniment plus qu’il n’est montré : « Le visage est sens à lui seul » dit-il. Puissions-nous deviner cette trace de l’Infini derrière ces masques qui restent nécessaires, et entendre la parole singulière et personnelle qui nous est adressée par le visage de cet autre, si étranger et si proche en même temps !
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