Clémentine Delait (1865-1939) était connue dans les Vosges pour sa célèbre barbe qu'elle assumait. Un parcours de vie qui a inspiré le personnage de Rosalie, et son film éponyme, sorti en salle le 10 avril 2024. Incarnée à l'écran par Nadia Tereszkiewicz (césar du meilleur espoir féminin en 2023), elle va chercher à dissimuler sa pilosité, jusqu'au jour où son père la marie à un tenancier de café, joué par Benoît Magimel, qui ignore tout de sa situation. Dans la France profonde de 1870, commence alors un long combat pour l'acceptation de soi, l’acceptation de l’autre. Entretien avec sa réalisatrice, Stéphanie Di Giusto, rencontrée au cinéma le Caméo de Nancy.
Ce long-métrage est librement inspiré de l'histoire de Clémentine Delait. On la connait en Lorraine puisqu’elle a notamment tenu un café à Thaon-les-Vosges au début du 20e siècle et qu’elle portait la barbe. Qu’est-ce qui vous a tant fasciné chez Clémentine Delait pour vous donner envie d’en faire un film ?
Ça commence avec une photo. Je trouvais que dans ce visage féminin avec une barbe, il y avait quelque chose d'assez troublant, d’assez fascinant. Je voulais un peu percer le mystère de cette femme. Ce que j'ai beaucoup aimé chez Clémentine Delait, c'est qu'elle avait toujours refusé d'être un phénomène de foire et qu’elle voulait avoir une vie de femme. J'ai trouvé ça très avant-gardiste et courageux de sa part. En tout cas, elle m'a toujours fascinée. Elle avait une espèce de grâce, un mystère à explorer.
Après, je ne voulais pas faire de biopic. Donc je me suis inspirée d'autres femmes atteintes de d’hirsutisme [trouble féminin caractérisé par un développement excessif de la pilosité, ndlr] et j'ai inventé le destin de Rosalie, cette femme qui se libère en assumant sa barbe.
J'avais surtout envie de raconter une histoire d'amour. Une histoire d’amour absolu, sans condition. J’ai l’impression qu’il y avait un sentiment, une émotion, à la fois pudique et violente, à raconter le destin d’un être aussi particulier. Finalement, la banale romance ce n’est pas pour elle. Je pense que ça va encore plus loin que l'amour. Rosalie, en fait, elle interroge l'humanité. C'est ça qui m'intéressait.
Même si certains éléments sont tirés de l'histoire de Clémentine Delait, vous avez fait le choix de ne pas faire de biopic. Pourquoi ?
Parce que ça permet de mieux me l'approprier. Quand j'ai lu ses mémoires, j’ai été très étonnée qu'elle n'accorde pas plus d'importance à son mari. Etant donné que je voulais absolument raconter une histoire d’amour pour un besoin personnel, je me suis dit “mais en fait c'est quoi aimer cette femme et c’est quoi un film sur la liberté d'être soi ?”. Mais effectivement il reste de Clémentine Delait le fait qu'elle avait un café.
Et aussi le fait qu’elle réponde à un pari de se laisser pousser la barbe...
Complètement, complètement ! Mais vous saviez qu’il y avait une autre femme à barbe qui habitait près de Thaon-les-Vosges ? Elle tenait aussi un autre café.
Pour incarner ce rôle de femme à barbe, votre regard s'est posé sur Nadia Tereszkiewicz. Vous la connaissiez déjà car elle avait tenu un petit rôle dans votre premier film, « La danseuse ».
C'était vraiment quelque chose de particulier puisqu'elle devait performer en tant que danseuse dans le premier film que j'ai fait, donc je la connaissais justement en tant que danseuse. J'avait fait passer un casting à beaucoup d’actrices. J'avais besoin de les voir avec une barbe parce que ça donne une perception complètement différente de la comédienne. Du coup, je n'étais pas satisfaite. Je n’arrivais pas à trouver ma Rosalie.
Un jour, je croise, par hasard, Nadia Tereszkiewicz dans la rue. C'était pendant le Covid. Je me souviens très bien : elle portait un masque, je n’ai vu que son regard et on s'est reconnues. Je lui ai dit “viens passer les essais”. La plupart des autres comédiennes, et c'est normal d'ailleurs, elles ont une coquetterie d’actrice et elles se grattaient, elles se regardaient. Avec Nadia, il y a eu comme une évidence. Elle a pris corps tout de suite avec sa barbe.
Cette pilosité, elle la porte très bien. Comment a-t-elle été recréée ?
J'ai rencontré une artiste qui s'appelle Mélanie Gerbeaux, dont la spécialité justement, c’est cette transformation. Elle avait une technique bien particulière. D'habitude dans le cinéma, on colle un postiche, mais je n'avais pas envie de faire ça, j'avais l'impression de tricher. Je voulais vraiment trouver une technique qui faisait que c'était comme une seconde peau. Et donc, elle (Nadia Tereszkiewicz) se levait à quatre heures du matin pour quatre heures de transformation. Non seulement il y avait la pilosité, mais aussi la coiffure, le corset, la robe, etc. Tout ça était très complexe.
Rosalie, au final, c’est une femme qui refuse de devenir une bête de foire, mais qui joue quand même de son physique.
Elle assume totalement cette féminité singulière contre les diktats et les a priori de l'époque. Moi, ce que j'aimais bien chez Rosalie, justement, c'est que ce n’est pas une victime. Elle va faire de cette barbe une force, et c'est ça qui était beau. Elle va revendiquer cette féminité, ce besoin d’amour alors que tous les autres vont vouloir la restreindre à un monstre.
Le film Rosalie semble très actuel. Il interroge les apparences, l'image que l'on renvoie.
Oui, c'est vraiment un film sur la liberté d'être soi. C’est beau de voir que sur les réseaux sociaux, il y a certaines femmes qui sont d'ailleurs atteintes de ce trouble génétique, l'hirsutisme, et qui aujourd'hui assument pleinement leur barbe.
Il y a aussi cette espèce d’uniformisation sur Instagram, où tout le monde utilise les mêmes filtres pour essayer de se ressembler. C’est les nouveaux diktats de l'époque en fait. Et il y a aussi une énorme résonance avec l’époque actuelle. C’est qu'à un moment, cette Rosalie va se faire lyncher par le village, et évidemment, on ne peut penser qu'au lynchage médiatique qu'on peut observer autour de nous où, très vite, en un seul clic, on peut détruire la vie de quelqu'un.
Une phrase est particulièrement marquante dans le film. Rosalie dit à son mari Abel “je vous pensais différent” et lui, répond qu'il “la pensait comme les autres”. Est-ce qu'elle ne résume pas tout cette phrase ?
Je l'aime beaucoup. Oui, elle dit tout. Ces deux personnages se rejoignent. C'est-à-dire qu'Abel lui aussi, c'est un cas à part. Lui aussi, il a été brisé, brisé par la guerre. Il est très abîmé et ne croit plus en rien. En fait, Rosalie va le mettre à l’épreuve et petit à petit, les sentiments vont naître à travers un désir qui leur échappe. Abel va tout d'un coup libérer son désir et son humanité en même temps.
Ce qui était beau, c'est qu'ils ont eu besoin de ce désir avant de s'aimer vraiment. Et toujours, Benoît Magimel disait cette très belle phrase : “quel est le chemin que je vais pouvoir prendre pour amener cette femme?” Ce qui était beau, c’est cette résistance pendant tout le film qu'il a pour justement accéder à cet amour.
Il paraît que vous ne vouliez pas que les deux acteurs se rencontrent avant le tournage.
Tout à fait, c'était très important pour moi. D'ailleurs, je n'ai pas eu de chance parce qu'ils ont eu, pendant le festival de Cannes, deux films en compétition. Je leur ai dit, “surtout, surtout, ne vous parlez pas, surtout, ne brisez pas ça”. Par exemple, le premier regard qu'il y a dans le film entre eux, c'est vraiment le premier. Même entre les prises sur le plateau, ils se croisaient très rarement.
Le film a été tourné de façon chronologique, ce n'est pas courant lorsque l’on réalise un film ?
C'est un luxe déjà ! C'est dû au fait que tout le film se situe sur quasiment un seul lieu. Cela m'a permis de tourner dans l'ordre chronologique. J'ai eu la chance de tomber sur ce village en Bretagne qui s'appelle les Forges des Salles. Tout était là, c'est fou. C'est-à-dire que même si j'avais eu les moyens, je n’aurais pas pu construire ce décor. Il y avait l'usine, le café, l'église.
Ce village donne presque l'impression d'un huis clos dans lequel Rosalie, au final, devient un peu le bouc émissaire…
Oui. Parce qu'évidemment, à un moment, cette liberté qu'elle a, va déranger. A partir du moment où elle reste dans son café, comme dans une cage, elle ne dérange personne. Elle divertit les ouvriers qui ont une vie très monotone, où tout est réglé justement par ce paternalisme social, lié à cette époque en 1875. C'est le début de la révolution industrielle. Donc tout le monde a ce rythme là.
Petit à petit, elle va s'émanciper. De plus en plus, elle va devenir femme grâce à cette barbe. De plus en plus, elle va oser aller plus loin. Et c'est là que ça commence à déranger les autres. Soudainement, elle devient le potentiel danger de la commune et comme par hasard, elle va être la cause de tous les désordres.
Rosalie, Stéphanie Di Giusto, 1h55, le 10 avril au cinéma
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