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Ordet (1955) par Carl Théodor Dreyer: l'Éveil de la Parole

Un article rédigé par Jean-Marc Reichart - RCF Liège, le 12 juin 2024 - Modifié le 12 juin 2024
L'oeil de DieuOrdet (1955) de Carl Theodor Dreyer - Aveuglés par le scepticisme

Méditation profonde sur la condition humaine au sein de sociétés verrouillées par l'obéissance aux dogmes et par les convenances qui dessèchent, "Ordet" (La Parole) demeure, à tous degrés, une leçon de cinéma.

Rigoureux et limpide, Carl Théodor Dreyer livre, en une photographie diaphane, un prodige artistique et formel qui dépasse de très loin les carcans sociologiques exposés dans son scénario. Analyse et décryptage de Jean-Marc Reichart.

Jaquette de "Agnès b. DVD" du film "Ordet" de Carl Theodor DreyerJaquette de "Agnès b. DVD" du film "Ordet" de Carl Theodor Dreyer

Du rigorisme de l'intrigue

 

Le déroulement de ce vaudeville théologique implique une petite communauté religieuse du Danemark au début du 20e siècle et tourne autour de la famille Borgen, composée du patriarche, Morten, de ses trois fils et de leurs familles respectives.

Le cadet, Anders, est amoureux de la fille du pasteur local, Anne, appartenant à une secte chrétienne différente de la sienne. Mikkel, le deuxième fils, est un athée convaincu; tandis que Johannes, le fils aîné, est pris pour fou car il clame, à qui veut l'entendre, être la réincarnation du Christ.

L'intrigue change de tournure lorsque Inger, la femme de Mikkel, tombe gravement malade en donnant naissance à l'enfant qu'elle porte, puis finit tragiquement par mourir des suites de cet accouchement. Johannes affirme alors qu'il a le pouvoir de la ressusciter, ce qui ne manque pas de bouleverser les membres restants de la famille et de remettre profondément en question les convictions de chacun...

 

Soucieux d'ancrer les fondations de son film dans le réel, Dreyer (qui adapte le scénario à partir de la pièce de théâtre homonyme de Kaj Munk) focalise tout d'abord son processus de production vers une attention minutieuse portée aux détails et une recherche d'authenticité dans les décors et les costumes.

À vrai dire, Dreyer dispose d'une vision très spécifique pour son film, s'échinant le plus  fidèlement possible à capturer l'atmosphère de la campagne danoise et à explorer le rigorisme qui découle de cette piété rurale. Pour ce faire, il a travaillé en étroite collaboration avec son équipe afin de recréer scrupuleusement un environnement agraire typique accompagné des exactes traditions religieuses de l'époque.

C'est ce haut degré de véracité, tenu sans relâche jusqu'à la dernière scène, qui permet l'installation d'un puissant contraste mystique qui, lors de sa révélation définitive, irradie l'écran d'une ampleur sans pareille.

 

Une dévotion ordonnancée

 

Concernant la forme du métrage, on peut relever un soin quasi obsessionnel dans la composition des plans. Chacun d'entre eux est travaillé à l'extrême dans un souci de faire apparaître une perfection géométrique au spectateur. Les lignes de forces, le rythme graphique des éléments ainsi que le positionnement des objets dans le cadre bénéficient d'une d'organisation si pensée que l'on a l'impression de contempler en permanence une toile de Maître.

Aussi, les mouvements lents de caméra ajoutent de la majesté à cet ensemble qui tutoie l'excellence et donne une impression solennelle, parfois même un tantinet théâtrale mais tout en restant incarnée.

Conscient d'une possible bascule sentencieuse, Dreyer parvient à éviter le piège de l'artifice car, au delà de la description sociologique d'un milieu précis, il fait en sorte que l'on comprenne immédiatement les enjeux de pouvoir qui animent ces familles luthériennes sans les surligner dans les dialogues. C'est bien directement par l'image qu'il signifie l'enfermement des personnages dans leurs traditions étriquées, en garnissant l'arrière-plans des scènes d'intérieur de photos d'illustres ancêtres. On sent dès lors, avec ce décorum, tout le poids du passé, toute la nécessité d'être dans ce qui a déjà été fait et, surtout, tout l'emprisonnement psychologique dans lequel se trouvent les personnages. Sentiment renforcé, d'ailleurs, par le choix, audacieux pour l'époque, du format carré.

 

Concernant la photographie, Dreyer va encore une fois utiliser son langage cinématographique afin d'intensifier le contraste mystique qu'il installe en sous-marin.

Visible sans interruption, le fond miraculeux du métrage transparaît subliminalement au travers des contrastes clairs-obscurs, de la lumière, de l’éclat auxquels il eût fallu accoler de nombreuses et de différentes épithètes pour en dégager toutes les facettes, toutes les nuances et toute l'essence de ce climat suprasensible.

C'est donc par cette maîtrise des éclairages que Dreyer distille une atmosphère éthérée, mélange subtil de sérénité et d'étrange, qui s'entrechoque volontairement avec l'ordonnancement de la composition des cadres. Là réside tout le génie du réalisateur: réussir à montrer très simplement que le fond est indissociable de la forme. Ici et comme toujours, le fond EST la forme. Deux notions parfaitement cimentées, dans ce cas précis, par son cinéma.

De la sorte, on ne peut qu'adhérer à cette volonté symétrique qui réussit à transcrire, thématiquement et formellement, l'avènement subversif de la Foi sur la Raison.

 

La capitulation des séides

 

Sous ses dehors apaisés, "Ordet" demeure au fond un film virulent, totalement anti-bourgeois, à l'anarchisme contenu.

Toutes organisations humaines qui découlent de la transcendance chrétienne, vectrices d'orthodoxie, sont traitées par Dreyer sous un angle ouvertement péjoratif.

De surcroît, c'est directement à travers la fonction de certains personnages que l'on devine, sans difficulté, la critique acerbe d'une foi bourgeoise et sclérosée, totalement exempte de toute grâce.

Ainsi le médecin et, surtout, le pasteur incarnent ces coquilles vides qui n'ont d'humain ou de pieux que l'empreinte morale résiduelle que leur titre est parvenu à imprimer dans la tête des gens.

Ils font office de pantins prétentieux et insensibles, égarés dans le maelström céleste de ce film anti-conventionnel qui a choisi le camp de la Vérité, non sans courage. Un film dans lequel les usages, le protocole mais, surtout, la raison sont mis au banc avec élégance car on les accuse d'accélérer le raccrapotement de la Foi.

Son réel fondement est à chercher plutôt du côté des morts, des fous, des enfants et des purs qui nous délivrent tous le même message mystique: seule la Parole sauve.

Car c'est bien Johannes, le fol en Christ moqué par tous sauf des enfants justement, qui, dès le début, commande aux conventions et à la raison.

C'est toujours Johannes qui, à chaque parole prononcée, énonce une vérité que personne n'écoute.

Et c'est, définitivement, Johannes qui provoque l'avènement frontal et salvateur du surnaturel dans le métrage.

Par sa seule parole, il fait basculer le dénouement de l'histoire dans le miracle, et pas n'importe lequel... Un miracle radical que tous les protagonistes du film acceptent (personnages comme spectateurs), rendu possible au prix de l'évaporation de sa propre nature divine.

Un double miracle, tout bien considéré: celui aussi, trop rare, d'un film d'auteur, condamné à priori à l'ennui, qui transcende sans peine l'apreté de son genre.

Un film simple et riche, aux colerettes qui ensserent le cou au point d'étouffer, mais qui trouve dans un souffle illuminé le pouvoir d'envouter l'attention et les regards ad vitam aeternam.

 

Découvrez plus de décryptages de films qui questionnent ou sont en lien avec la foi chrétienne dans L'Oeil de dieu, une émission proposée par Laurent Verpoorten, co-animée par Jean-Marc Reichart, avec la participation de Dimitri Laermans.

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