Lorsqu’il s’agit de pesticides, parler des vins de Bordeaux devient un sujet très sensible. Entre militants et professionnels, les relations sont parfois très tendues. Pour les viticulteurs, la transition est un véritable défi et surtout une prise de risque. Cela ne veut pas dire que rien ne bouge, mais c’est peut-être la temporalité de ce débat qui est le nœud du problème.
“Attention : pour produire les vins de Bordeaux, chaque année, d’avril à septembre, nous, population de riverains avec enfants et femmes enceintes, nous baignons pendant cette période dans un air saturé de pesticides de synthèse”. Le message est clair. Il est signé Valérie Murat, figure bien connue en Gironde pour sa lutte contre les pesticides dans la viticulture. Elle est porte-parole de l'association Alerte aux toxiques. L’an passé, le Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB) a d'ailleurs réussi à la faire condamner pour “dénigrement” des vins de la filière.
“Le vocabulaire n’a pas changé depuis dix ans” s’insurge Valérie Murat : “nous sommes en transition, nous faisons des efforts, etc… Voilà ce qu’on entend alors que les pesticides sont toujours utilisés”.
Preuve qu’il y a quand même bien un sujet et une question qui inquiètent, en octobre dernier, Santé publique France (ARS) et l’Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES) ont lancé une étude inédite sur l’exposition aux pesticides des riverains d’exploitation viticole dans le secteur de vin de Bordeaux. Le CIVB est d’ailleurs directement monté au créneau. Dans un courrier adressé à la préfète de Nouvelle-Aquitaine, son président, Bernard Farges, s’est dit peu « convaincus que l’Anses et Santé publique France, une fois le travail d’analyse et de diffusion réalisé, feront l’effort de pédagogie et de contradiction nécessaire pour éviter des conclusions hâtives et faisant fi de toute rigueur scientifique ».
Le sujet est donc plutôt explosif, mais derrière les dogmes se cachent des vraies réalités de terrain. “Autant le dire tout de suite, se passer totalement de pesticides aujourd’hui ce n’est pas possible” assure Denis Baro le président de cave coopérative de Rauzan, la plus importante de Gironde, située à l’est de Bordeaux. “Avec le dérèglement climatique, nous avons des printemps pluvieux et se passer à 100% des pesticides cela induit une perte de récolte quasi-totale”. La raison, c’est notamment le mildiou et les autres maladies qui touchent les vignes.
“La difficulté, c’est que la vigne est très sensible aux maladies, notamment celles arrivées d’Amérique au XIXe siècle” confirme Gilles de Revel, doyen de la faculté d'œnologie à la faculté de Bordeaux et enseignant chercheur à l’Institut des Sciences de la Vigne et du Vin (ISVV). L’enjeu pour les viticulteurs est donc de trouver des solutions de transition pour une agriculture moins chimique, sans pour autant mettre en danger leur récolte. Les vins classés bio, de plus en plus nombreux, sont certifiés 100% sans pesticides, mais ils sont obligés d’utiliser des produits naturels comme la bouillie bordelaise qui utilise le cuivre. Là aussi, une utilisation intense n’est pas recommandée pour les sols.
En la matière, la science peut être une aide précieuse. La recherche et le développement sont d’ailleurs en cours. “On a trouvé la parade à ces maladies : les vignes américaines” témoignage Gilles de Revel. Le greffage et l’hybridation, entre plants européens et plants américains, ont permis de créer une vigne plus résistante. On les nomme d’ailleurs aujourd’hui les “cépages résistants” plutôt que “cépages hybrides”. Problème “la qualité de ces vignobles à pour l’instant du mal à convaincre… Il s’agit donc de retrouver la qualité de vins européens”.
C’est donc presque un travail de recherche et de développement sur lequel doit se pencher la science. “C’est une question qui mêle la génétique, la viticulture et de recherche œnologique” détaille Gilles de Revel. Selon lui, le temps médiatique et sociétal vient s’entrechoquer avec le temps agricole et scientifique sur la question des pesticides. D’où certaines tensions. “Nous mettrons du temps à basculer sur une société qui aura définitivement banni les pesticides”.
Face à ce paradigme et cet équilibre difficile à trouver d’autres options existent en attendant. C’est une forme de troisième voie qu’a choisie le domaine Château Cheval Blanc. “On parie sur l’environnement autour des pieds pour apporter une résistance, une résilience aux maladies” explique Pierre-Olivier Clouet, directeur technique du domaine. Fini donc les tracteurs qui viennent tondre entre les lignes de vignes. Des plantes ont été choisies pour occuper les sols. Rien de nouveau : c’est en fait de l’agroécologie. L’objectif est bien sûr de renforcer les plantes face aux attaques de la nature, afin de réduire les doses de pesticides nécessaires. Château Cheval Blanc n’a d’ailleurs pas renoncé aux produits phytosanitaires, mais tenter des raisonner leur utilisation. “C’est une réflexion à long terme” explique Pierre-Olivier Clouet.
Cette transition lente est un pari pour les viticulteurs et nécessite d’avoir les reins assez solides en cas de contre-performance et de coups durs. “Qui dit moins de traitement, dit prise de risque” confirme Denis Baro. “Qui est le viticulteur capable de prendre ce risque aujourd’hui ? Il faudrait des aides pour permettre à certains professionnels de franchir le pas. Mais là, c’est une décision politique…” conclut-il.
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