Les veillées d’automne en temps de couvre-feu sont sans doute plus lourdes que les jours de confinement du printemps passé. Pas seulement à cause du ciel plus gris et plus humide, mais parce que cette période de semi-liberté nous impose de regarder en face ce que nous préférions ne pas voir de trop près, nous réfugiant, pour les plus chanceux, dans une atmosphère de fête érigée en principe d’action.
Il y a dans notre société deux catégories de citoyens ordinaires. Je ne parle ni des très riches ni des misérables, mais de la masse que nous formons entre ces deux extrêmes. Dans cette masse-là il y a ceux, peut-être 30%, qui se retrouvent plutôt bien, même s’ils n’ont pas très bonne conscience, dans cette logique festive, et qui font à grand peine le deuil des dîners de copains au resto et des bars sympas ou boire une bière et refaire le monde, entre une soirée au théâtre et une nocturne pour visiter une expo à la mode. Sortant du travail à 20h, ils peinent à découvrir que leur supermarché puisse fermer avant 23h et se replient sur les livraisons tardives, choisissant leur menu dans le Uber qui les ramène du bureau à leur domicile de centre-ville.
Et puis, il y a les autres, tous les autres, qui ne vont pas au restaurant parce qu’ils n’en ont pas les moyens, ni au théâtre non plus d’ailleurs. Leur inquiétude, c’est que la fermeture de ces établissements ne les pousse vers le chômage, eux ou leurs enfants.
Dans ce même groupe, il y a aussi tous ceux qui vivent dans ces fameuses zones d’éducation prioritaire et qui se sentent, tous, globalement, abandonnés. On leur a construit des stades, on leur a payés des tas de choses jugées souvent épatantes depuis les bureaux où elles avaient été pensées. "Ça a coûté un pognon de dingue", comme le dit la formule consacrée : mais a-t-on jamais pensé à leur dire qu’ils étaient utiles, qu’on avait besoin d’eux ?
Comme des parents qui, un jour, se retrouvent stupéfaits devant l’ingratitude d’un enfant qui claque la porte "après tout ce qu’on a fait pour lui, tout l’argent qu’on a dépensé pour lui, sans refuser aucun caprice…" mais à qui on n’a sans doute jamais su dire qu’on l’aimait pour ce qu’il est.
Nous vivons les uns à côté des autres, chacun "dans son silo", comme le dit l’expression du moment. Hier, traversant le boulevard au milieu d’une circulation chaotique, un homme à moitié nu, le regard perdu, les yeux emplis de larmes, semblait ne plus rien voir. Devant moi, un motocycliste s’arrête, range son scooter, le rejoint, lui prend le bras et sans un mot le ramène sur le trottoir. Comme le prêtre de la parabole, je continuais mon chemin, trop occupé par les affaires urgentes. Mais au fond de mon cœur, ému d’avoir bénéficié de ce témoignage d’une humanité trop rare, je priais pour que le malheureux soit conduit dans l’auberge où l’on prendra soin de lui.
Une phrase habite depuis lors ma conscience. Une phrase, ou plutôt une question : "Qu’y a-t-il de plus urgent que de prendre soin du frère croisé et qui a besoin de toi ?" La charité n’est-elle pas le premier devoir, le devoir d’état de tout baptisé ? La charité qui consiste d’abord à ne pas nous ranger les uns les autres dans des boîtes hermétiques en faisant par exemple de tout collégien de banlieue un terroriste en puissance, de tout arabe un voleur, de tout chômeur un incapable, de tout policier un fasciste, de tout noir un envahisseur, et même… de tout blanc un bon chrétien.
Au milieu de la fureur de ce temps, plutôt que les pétitions de principe et les déclarations martiales, si, chacun à notre niveau, nous nous décidions à poser plus d’actes d’amour en chacun de nos jours ? Avons-nous si peu de foi pour ne pas être certain que ce serait là le meilleur moyen de faire advenir ce monde nouveau dont nos églises chaque dimanche annoncent la venue ?
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