De la malédiction à la rédemption, parcours de poètes
L'apprentissage par coeur a mauvaise presse dans l'enseignement contemporain, alors qu'il a toujours constitué la base des enseignements traditionnels. La façon purement mécanique dont la récitation poétique est bien souvent pratiquée à l'école est peut-être en partie responsable du désamour dont souffre cet art en France : si elle est privée de sa puissance de traduction et de transmission des émotions, la poésie est lettre morte. Comment la ramener à la vie ?
C'est de cette expérience que viennent témoigner nos invitées, Annie Gobert et Christine Fraysse. Toutes deux ont expérimenté les bienfaits de leur rencontre avec des textes qu'elles se sont appropriés au sein d'un groupe se réunissant régulièrement : une manière de rencontrer l'autre hors des sentiers battus, du ressassement des préoccupations quotidiennes, parce que chacun accepte avec simplicité de se faire passeur d'une langue qui le dépasse ; une leçon d'humilité car on se remet dans la posture de l'apprentissage en se faisant page blanche pour recevoir un nouveau texte ; c'est aussi une incitation impérative à se faire confiance et à se concentrer entièrement sur l'instant.
Y a-t-il un moment privilégié pour entrer en poésie ? L'occasion en est généralement fournie par un tournant plus ou moins douloureux où la vie ordinaire est remise en cause. Les poèmes 'parlent' à l'être désemparé parce qu'eux-mêmes ont été inspirés par une même aspiration à un au-delà de la vie qui est aussi un au-delà du langage commun. En cela, l'expérience poétique est soeur de l'expérience mystique. L'une et l'autre ouvrent sur un au-delà : l'Azur de Mallarmé, L'Éternité de Rimbaud...
Apprendre un poème par coeur est à chaque fois une petite aventure au cours de laquelle le texte appris se fait révélateur de facettes insoupçonnées de soi-même. Pourquoi ne pas tenter l'expérience pendant les vacances d'été qui s'annoncent ? '
Pour aborder cette question, nous avons invité Agnès Dévé qui pratique une peinture à la limite de l'abstraction et se retrouve bien dans l'idéal du poète Christian Bobin, auquel cette émission rend hommage après sa mort précoce il y a quelques semaines : n'avoir pour outils de travail que "des yeux, un feutre et des ciseaux". Paradoxe du peintre qui est forcément confronté à des contraintes matérielles plus lourdes que le poète et qui rêverait de s'en affranchir pour ne plus capter que la poésie, c'est-à-dire l'évanescent, le fugace. Agnès Dévé frise cet idéal dans ses réalisations au stylo bille, pratique qu'elle a initiée pendant les trajets ferroviaires Rouen-Paris... Économie de moyens, lâcher du trait qui suit le Chemin des Mille Courbes, comme le dit un autre de ses inspirateurs, le toujours vivant et toujours jeune, François Cheng.
À chacun son paradoxe : si la peinture exige une matérialité évidente, elle atteint, plus facilement que la poésie, l'idéal de silence dont se revendique Christian Bobin : "Je voudrais que mes écrits soient presque aussi intéressants que le silence..."
La poésie ne s'atteindrait-elle qu'au prix d'un combat incessant, d'une tension entre des pôles inverses ? Dans ses toiles à l'huile, Agnès pratique le collage, le grattage, en des allers-retours qui donnent à son oeuvre une dimension presque archéologique : comme la mer, sous-jacente dans son travail, elle attaque la falaise de la toile, tantôt avec douceur, tantôt avec force, pour produire une profondeur et une incertitude qui invitent le 'regardeur' à s'interroger, à se perdre dans un silence évocateur d'un Ailleurs. N'est-ce pas une silencieuse invitation au voyage, comme un écho à celle, fameuse, de Baudelaire ?
Les oeuvres d'Agnès Dévé sont visibles pour la période de Noël à la Petite Galerie, rue des Bons-Enfants, à Rouen ; puis elle exposera à l'UAP de Saint-Etienne du Rouvray du 13 janvier au 2 février. Pour en savoir plus, https://www.agnesdv.com/
En France, il est bien admis que la poésie est invendable. Ce genre est un peu le mal-aimé de notre littérature car jugé élitiste, ennuyeux, inutile... Nous avons invité Henri Couturier, l'ancien directeur de la librairie La Procure de Rouen, pour voir si ces assertions relevaient d'idées reçues ou s'il avait pu les vérifier au cours de sa carrière - et pourquoi. De cette conversation, il ressort que le rayon poésie était bel et bien le parent pauvre en terme de quantité mais que, en revanche, l'achat d'un recueil de poèmes était un moment important d'échange entre le libraire et le client. En effet on achète souvent des poèmes lorsque l'on se trouve soi-même en état de poésie, sous l'influence d'un deuil, d'une rencontre amoureuse, d'un tournant existentiel. Le poète a condensé dans son oeuvre une expérience humaine filtrée à travers les strates variées qui la composent, comme une "Pure et divine liqueur", propre à lire le coeur, peut-être ?
Jean-Marc de Pas a hérité très jeune du château de Bois-Guilbert, près de Buchy : il a fait de cette terre maternelle une complice de sa vocation de sculpteur-modeleur. En trente ans, arbres et oeuvres ont germé et poussé ensemble dans ce lieu enchanteur où la figure féminine est omniprésente. De la poésie à l'état pur, qui évoque cette magistrale définition de l'art par Van Gogh : "L'art, c'est l'homme ajouté à la Nature".
Parallèlement à sa formation plastique, Jean-Marc de Pas a rédigé une thèse sur "Le Malléable et sa Pétrification", essai poïétique dans lequel il explore ce paradoxe du dialogue incessant entre élan créateur et arrêt du mouvement lorsque l'oeuvre arrive à son point d'orgue : il faut au sculpteur comme au poète savoir ne pas aller trop loin ; moment d'humilité, cette humilité essentielle à l'artiste et que le rapport à la terre entretient de façon exigeante.
La pause musicale nous permet d'entendre le dialogue entre musique et silence dans une Mazurka de Chopin, comme un écho sonore aux propos précédents. Main du sculpteur, main du pianiste, même enchantement...
Les sculptures de Jean-Marc de Pas sont présentes dans l'espace public en Normandie et ailleurs, témoignant de son énergie et de son talent, mais c'est dans leur berceau de Bois-Guilbert qu'elles révèlent toute leur puissance poétique. La saison qui s'ouvre sera, nous l'espérons, l'occasion de le découvrir ou de le re-découvrir, pour nombre de nos auditeurs."
Pour plus d'information :
www.lejardindessculptures.com
https://www.normandie-
Avec notre invité, le Père Geoffroy de la Tousche, curé de Rouen-centre, nous parlons des relations entre poésie et prière.
Vaste sujet que nous abordons dans l'optique de la Lecture à trois voix - celles de Hugues Protat, d'Emmanuel Dall'Aglio et d' Adeline Gouarné - accompagnée à l'orgue par Axel Lebas et au violoncelle par Guillaume Delaunay, le Mardi Saint, 12 avril à 20h30 en l'église St Romain.
Cette lecture aura auparavant été proposée aux paroissiens du Pays de Bray, en l'église de Neufmarché, le dimanche des Rameaux, 10 avril, à 16h30, avec les voix d'Anne Deffontaines, Hugues Protat, Adeline Gouarné, accompagnées par la musique semi-improvisée de Soeur Marie-Pascale Massart, à la flûte et au lithophone.
Le poème ainsi mis en lumière est une oeuvre de Jean-Pierre Siméon, créateur de la manifestation nationale :'Le Printemps des Poètes', sur la Passion du Christ. Or, cet auteur se déclare athée : comment se fait-il qu'un non-croyant puisse à ce point entrer dans ce récit ? Faut-il dire avec Vatican II que 'l'athée nous enseigne ?' La forme poétique à la fois libre et de haute tenue nous aide-t-elle à actualiser et redécouvrir ce récit si connu ?
Le Père Geoffroy, qui manie si bien le verbe, nous dit si la poésie a tenu une place importante dans sa formation, si elle l'accompagne dans son ministère de la Parole, s'il a des poèmes de chevet...'
Adeline Gouarné interroge Christine de Pas, collaboratrice de RCF et autrice de plusieurs récits biographiques, sur sa relation à la poésie - à l'égard de laquelle elle éprouve a priori une certaine réticence... sauf lorsqu'elle est mise en musique. Un exemple : le poème d'Aragon chanté par Jean Ferrat : "Que ferais-je sans toi ?"
Au cours de la discussion, il apparaît que la mélodie entraîne l'auditeur dans une ambiance qui enchante le texte mais qui fait perdre aux mots une partie de leur force : comme le dit Boris Vian, poète et musicien : "Les mots sont trop durs, il faut les enrober, comme les amandes dont on cache l'amertume en les enrobant de sucre ou de sel."
Finalement, des souvenirs de poèmes étudiés pendant ses études secondaires reviennent à la mémoire de Christine : Verlaine et sa musicalité discrète au service d'images simples, Victor Hugo et sa virtuosité rythmée, viennent effacer la mauvaise impression laissée par l'hermétisme trop cérébral de René Char étudié en hypokhâgne.
Un itinéraire mental qui s'achève, de façon un peu surprenante, par l'appel du Muezzin qui rythmait les journées marocaines de Christine dans son enfance : une mélopée laissant entendre le silence, comme une poétisation du temps qui passe... "
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