L’ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn a été mise en examen vendredi pour “mise en danger de la vie d’autrui”. Elle est placée sous le statut de témoin assisté pour “abstention volontaire de combattre un sinistre”. Et ce après plusieurs heures d’audition devant les magistrats de la Cour de justice de la République, la seule juridiction qui est habilitée à juger des membres du gouvernement pour des faits commis durant l’exercice de leur fonction.
Tout a commencé en juillet 2020 quand la Cour de justice de la République a ouvert une enquête sur la gestion de la crise du Covid-19 par le gouvernement. Elle a reçu 14.500 plaintes, selon le décompte de François Molins, procureur général près la Cour de cassation, qui représente l’accusation à la Cour de justice de la République. Il y en avait de tous les genres, plus ou moins sérieuses, mais 16 ont été retenues.
Parmi ces plaintes, celle de Julie Grasset, qui a perdu son père, mort du Covid-19. “Quand votre papa contracte le virus, qu’il appelle les secours et que personne ne vient le chercher et qu’on le laisse mourir à domicile, je me permets de m’interroger sur la véracité de la préparation de la crise. Dès janvier 2020, l’OMS [l’Organisation mondiale de la santé, NDLR] appelle le monde entier à agir. Et en France, nous avons à l’époque une ministre de la Santé qui nous explique que le risque de propagation est faible. Je pose des questions et j’attends des réponses”, affirme Julie Grasset, qui a ensuite créé l’association Coeur Vide 19, qui rassemble des familles de victimes du virus.
Un risque de “judiciarisation de la vie politique”
Mais depuis cette mise en examen de l’ancienne ministre de la Santé, Julie Grasset regrette les critiques formulées par la classe politique. Le député La République en Marche de la Vienne Sacha Houlié dénonce un risque de paralysie de l’action politique, que les autorités ne fassent plus les bons choix par crainte d’être jugés. Une forme de “judiciarisation de la vie politique”.
Mais la question est relativement inévitable ici car il y a bel et bien eu des morts dans cette épidémie, et il y en a toujours. On reproche à Agnès Buzyn d’avoir affirmé en janvier 2020 que les risques de propagation du virus étaient très faibles. Quand elle a quitté le ministère deux mois plus tard pour se lancer dans la campagne aux municipales, à Paris, elle affirmait dans une interview au journal Le Monde : “Quand j’ai quitté le ministère, je pleurais parce que je savais que la vague du tsunami était devant nous”. Sur les élections, elle ajoute : “On aurait dû tout arrêter, c’était une mascarade”.
Selon maître Arnaud Dilloard, avocat au barreau de Seine Saint-Denis et docteur en droit public, la Cour de justice de la République agit plus ici comme un contre-pouvoir que dans un processus de judiciarisation de la vie politique. “La question qui se pose est ‘A-t-on sciemment laissé des gens mourir ?’ et donc ça peut paraître plutôt sain dans une démocratie qu’on contrôle l’action politique. C’est une institution qui a un double visage. La Cour de justice vient engager la responsabilité politique mais sur un motif pénal et donc on est au carrefour du droit pénal et du droit constitutionnel”, estime-t-il.
Une composition qui interroge
Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l’université de Lille, lui, y voit plutôt une immixtion du politique dans le domaine judiciaire. Car la Cour de justice de la République est composée de trois magistrats professionnels, et de six sénateurs ainsi que six députés, élus par le Parlement. “Les membres du gouvernement sont déjà politiquement responsables devant le Parlement, qui peut enquêter sur eux par des commissions d'enquête, qui peut interpeller par des questions écrites ou orales. La responsabilité pénale doit demeurer judiciaire. Mais en introduisant des hommes et des femmes politiques, on politise ce pouvoir judiciaire et là c’est un problème”, affirme Jean-Philippe Derosier. Il plaide pour que les membres du gouvernement soient jugés devant des tribunaux ordinaires, avec un privilège de procédure où l’on veillerait à ce que n’importe qui ne puisse pas contester n’importe quoi en cas de désaccord politique.
Des justiciables pas comme les autres
C’est un équilibre à trouver car les membres du gouvernement ne sont pas des justiciables comme les autres. “Ce ne sont pas des justiciables comme les autres puisqu’on va juger leur action politique en tant que ministres et c’est la raison pour laquelle on ne les soumet pas à une juridiction classique. Parce que si un juge peut poursuivre, examiner l’action politique d’un ministre, c’est ce qu’on appelle le gouvernement des juges et c’est dangereux dans une démocratie”, explique maître Arnaud Dilloard.
C’était justement pour juger de façon impartiale les ministres et secrétaires d’Etat que la Cour de justice de la République avait été créée en 1993. Elle peut être saisie par toute personne qui s’estime victime d’un crime ou d’un délit commis par un membre du gouvernement durant l’exercice de ses fonctions. Elle est critiquée aujourd’hui pour son laxisme. François Hollande et Emmanuel Macron avaient promis de la supprimer. Mais pour des plaignants, elle reste l’un des seuls moyens de demander des comptes aux membres du gouvernement.
Après la mise en examen d’Agnès Buzyn, une instruction va être ouverte et un procès comme dans un tribunal ordinaire pourrait avoir lieu. L'ancienne ministre de la Santé encourt un an de prison et 15.000 euros d’amende pour mise en danger de la vie d’autrui. Deux ans de prison pour “abstention volontaire de combattre un sinistre”.
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