Que faisons-nous de ces nuits où nous avons du mal à trouver le sommeil ? Alors qu’elle provoque de nombreux fantasmes et inquiétudes, l'insomnie fascine autant qu’elle est redoutée. Et si on s'inspirait des écrivains et des philosophes pour apprivoiser nos nuits blanches ?
L’insomnie créatrice est un poncif en littérature, comme le rappelle Léa Cassagnau, doctorante en littérature comparée à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté : "Il y a ce stéréotype ancré que les artistes occupent leurs nuits par la création. Le poète Victor Hugo, dans son poème "Insomnie", décrit un corps qui veut dormir quand son esprit est obsédé par le travail. Le motif se retrouve jusque chez des écrivains contemporains comme Marguerite Duras, qui parle du génie insomniaque".
Même pour les profanes, l’insomnie est un lieu de contemplation, une rencontre avec la transcendance et le spirituel. Deux auditrices évoquent leurs habitudes de prier quand elles ont du mal à trouver le sommeil. "Prier, même si ce n’est pas forcément efficace, permet d’habiter l’impuissance", analyse le philosophe Martin Steffens. Même les écrivains contemporains font l’expérience de cette connexion à ce qui est plus grand que soi : "Marguerite Duras, même si elle n’est pas croyante, utilise le vocabulaire de la religiosité pour décrire l’insomnie", explique Léa Cassagnau.
Passer une nuit blanche, c’est aussi avoir un temps pour mûrir quelque chose à l’intérieur de soi. Les écrivains décrivent souvent ce processus : "Jane Austen parle de l’insomnie comme d’un moment d’introspection, certaines nuits contribuent au mûrissement de ses héroïnes. De même, dans la nouvelle "Sommeil" de Murakami, l’héroïne qui ne dort pas pendant 17 nuits prend du temps pour elle", explique Léa Cassagnau. "Ne pas dormir, c’est laisser l’épaisseur du temps provoquer un mûrissement en nous d’on ne sait quoi. Il faut laisser à la nuit le loisir de nous apprendre quelque chose", suggère Martin Steffens.
L’impossibilité de trouver le sommeil peut s’apparenter à une crise existentielle, même pour les écrivains et les philosophes : "Marguerite Duras distingue bien l'insomnie "métaphysique", de l'insomnie chronique, anxieuse. La première est source de vision, de connaissance, mais paradoxalement, elle touche aussi la capacité de produire, de travailler, laissant le sujet dans le désarroi, dans une grande solitude", précise Léa Cassagnau. Chez Lévinas, ce moment où tout paraît vide révèle en fait l’impossibilité du néant : "quand on n'arrive pas à dormir, on ressent une présence angoissante. Chez Lévinas, cela s’apparente à un véritable contact avec les ténèbres, à l’horreur". La nuit, les artistes font parfois l’expérience de la transgression : "Pour Marguerite Duras, la nuit est un territoire où on n’est pas censé s’aventurer, c’est un lieu interdit". Mais le terrifiant se mêle parfois à la beauté : "Dans "La Femme adultère" d’Albert Camus, une femme qui n’arrive pas à dormir s’enfonce dans le désert. C’est un moment d'épiphanie devant toutes les choses qui s’éveillent en elle, mais elle est effrayée en même temps".
L’insomnie est parfois pire que l’ennui, constate Martin Steffens : "Quand on s’ennuie, rien n'agrippe à notre désir, le monde est disponible contrairement à nous. Quand on cherche désespérément à trouver le sommeil, on vit au contraire en profondeur le côté fermé du monde. Dans "Le Rivage des Syrtes", Julien Gracq écrit à propos de sa femme endormie : "elle était cette nuit dans laquelle je ne pouvais pas entrer".
Rester éveillé, c’est parfois s'inquiéter pour les autres, comme en témoigne Marie, une auditrice : "Quand j’ai une insomnie, je pense à tous ceux qui ne dorment pas non plus". Un motif qui se rencontre aussi chez les écrivains : "Marie Darrieussecq, dans son livre "Pas dormir", évoque tout ce qui la tient éveillée, de la disparition des espèces animales à celle de ses proches, à l’image de Georges Perec qui pense à ceux morts pendant la shoah. Il faut savoir quoi faire des informations qui nous débordent, des voix qui s’entremêlent".
La clef, c’est de réussir à apprivoiser l’insomnie. "Il faut parvenir à s’approprier ce temps", insiste Martin Steffens. Quand les nuits sont longues, Scolastique, une auditrice, confie s’adonner à la sténographie, un métier oublié. "On se demande toujours si l’histoire de notre vie peut tenir d’un seul tenant. La nuit est justement un moment où on peut refaire le fil de son existence", ajoute le philosophe. Elle serait le moment idéal pour élucider ce qui se joue en profondeur : "Il y a des choses qu’on a comprises inconsciemment mais qui demandent à accéder à notre conscience. Blaise Pascal disait : "il faut veiller pour n’être pas surpris". Une nuit impossible, il faut la convertir en veille ou plutôt, en éveil", conclut Martin Steffens.
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